Galerie - Justice

À l’audience du double procès de l’artiste Chu Teh-Chun contre le galeriste Enrico Navarra

Par Hélène Brunel · lejournaldesarts.fr

Le 21 février 2012 - 1382 mots

PARIS [21.02.12] – À l’action en justice intentée contre lui par le peintre Chu Teh-Chun, pour rupture de contrat dans une affaire de céramiques, le galeriste Enrico Navarra répondait par l’assignation de son accusateur pour dénigrement. C’était en 2008. Ces deux dossiers viennent d’être plaidés le 17 février 2012 devant le tribunal de grande instance de Paris. Compte-rendu de l’audience présidée par Madame Renard en présence du juge Halphen.PAR HÉLÈNE BRUNEL

Le 17 février 2012, l’affaire Chu Teh-Chun contre Enrico Navarra est enfin venue à l’audience. Deux dossiers sont plaidés ce jour-là devant la deuxième section de la troisième chambre du tribunal de grande instance de Paris, présidée par Madame Renard. Dans le premier, l’artiste agit contre le galeriste afin d’obtenir la résiliation judiciaire du contrat d’édition qui les lie depuis plusieurs années et ce aux torts exclusifs de ce dernier, l’inexécution de certaines de ses obligations essentielles lui étant reprochée. L’artiste demande en outre au tribunal de condamner la galerie et l’atelier de fabrication des céramiques à lui payer la somme de 250 000 euros au titre de son préjudice.

Dans le second dossier, le galeriste poursuit l’artiste en réparation de son propre préjudice, résultant de la campagne de dénigrement dont il s’estime victime dans cette affaire. Il espère que l’artiste sera condamné à lui verser deux fois 50 000 euros, pour avoir lui-même failli à ses obligations et engagé contre lui une procédure abusive.

Maître William Bourdon représente les intérêts de son client, l’artiste contemporain Chu Teh-Chun, dans les deux dossiers. Né en Chine en 1920, Chu Teh-Chun est arrivé en France en 1955. Depuis 1998, le galeriste Enrico Navarra s’intéresse à son travail, lui consacre deux expositions ainsi qu’un livre. Et, en 2003, l’artiste et le galeriste signent un contrat d’édition pour la réalisation de 24 plats en céramique à tirage multiple. Au terme de cette convention, l’artiste peint, la galerie finance et un atelier fabrique. Quant aux céramiques, il est prévu qu’elles soient vendues au public 1 500 euros pièce environ. La production est lancée. L’artiste est payé, tout comme l’atelier qui les fabrique. Mais, en février 2007, le galeriste reçoit un courrier de Maître Bourdon, réclamant la résiliation judiciaire dudit contrat, prétextant alors de prétendus retards de fabrication et de paiement. Puis, en avril 2007, le peintre saisit le tribunal. Différents manquements à leurs obligations contractuelles étant, selon lui, imputables à la galerie ainsi qu’à l’éditeur d’art représentant l’atelier de fabrication. Contrairement aux engagements contractuels, certains bons à tirer n’auraient jamais été remis à l’artiste, lequel n’aurait reçu aucune information quant au nombre de multiples exécutés, exposés et cédés et lequel n’aurait perçu aucune rémunération proportionnelle au prix des ventes réalisées. Aucune reddition de compte ne lui aurait été adressée et, de surcroît, aucun catalogue sur son travail ne lui aurait été remis. En 2007, Chu Teh-Chun et son conseil exigent donc que la production cesse et que les multiples soient restitués à l’artiste.

À l’audience du 17 février 2012, Maître Bourdon hausse le ton dès le début de sa plaidoirie et dit « en avoir assez de cette affaire, au cours de laquelle aucune de leurs exigences n’a été satisfaite ». Après avoir dénoncé un préjudice fictif émanant de la « logique opportuniste » de ses adversaires, mus par « une culture d’entreprise » et l’ « enrichissement sans cause », il conteste la validité du contrat, avant d’évoquer des « malentendus », trahissant sa perplexité quant à l’attitude de son client. Au cours d’une plaidoirie un peu hésitante, il précise que c’est de bonne foi que l’artiste – « un vieillard parlant mal français » - a cru que de fausses céramiques avaient été produites en violation de ses droits. Chu Teh-Chun aurait dès lors été manipulé par une galerie « mystificatrice ». Une fois son plaidoyer achevé, le tribunal demande à Maître Bourdon de lui confirmer la date d’arrivée de Chu Teh-Chun à Paris. À cette question, c’est l’avocat de la partie adverse qui finit par répondre : « Chu Teh-Chun est arrivé en France dans les années 1950 ». Ce à quoi Maître Bourdon rétorque : « Oui, mais il vivait alors au sein d’une communauté ». Le juge Halphen s’étonne. La salle sourit. Chu Teh-Chun est membre de l’Académie des beaux-arts...

De l’autre côté de la barre, Maître Jean-Philippe Hugot entame sa plaidoirie en confessant n’avoir toujours pas compris l’objet du litige. « L’action judiciaire qui a été engagée à l’encontre de la galerie Navarra […] n’a pas pour objet la sauvegarde des droits contractuels de celui-ci, mais constitue un élément d’une machination ayant pour objectif l’élimination de l’édition de céramiques produites dans le cadre de leur collaboration », écrivait-il dans ses conclusions. En 2007, alors que Chu Teh-Chun cherchait à se défaire de son contrat avec la galerie Navarra, une galerie new-yorkaise, la Marlborough Gallery, lui passait commande d’une nouvelle édition de céramiques : une série de 55 vases peints à la main par l’artiste et réalisés par les artisans de la Manufacture de Sèvres, commercialisés à 40 exemplaires 180 000 euros pièce environ. Devant le tribunal, Maître Hugot rappelle que « le contrat passé entre Chu Teh-Chun et Navarra a été exécuté pendant quatre ans, avant que ne soit requise pour l’avenir la suppression d’une convention arrivée à son terme ». « Dans ce dossier, les faits sont niés et les griefs se renouvellent. À défaut d’arguments, tout n’est que mensonge et calomnie. Mais, en droit, j’ai gagné ! » « Heureusement que le délit d’initié n’existe pas pour le marché de l’art », conclut-il.

Maître François Blistène, l’avocat de l’éditeur d’art Francis Dellile, lequel représentait au contrat l’atelier et devait jouer l’arbitre en cas de difficultés, clôture ce premier dossier en soulignant avec verve une « iniquité de rapports » et une « affaire d’argent ».

Navarra contre Chu Teh-Chun
Dans le second dossier, celui de l’action en dénigrement, la défense de la galerie Navarra, assurée cette fois par Maître Mario Garibaldi, tente de démontrer la volonté permanente de la partie adverse de jeter le discrédit sur son dirigeant et son activité, expliquant là encore cette stratégie par une absence d’arguments. À cette occasion, Maître Garibaldi raconte comment Maître Bourdon émit des doutes sur l’authenticité des céramiques de l’édition Navarra, ce qui eut entre autres conséquences l’annulation de la vente d’une série de plats présentée chez Christie’s à Hong Kong en 2008. La même année, le peintre Chu Teh-Chun publie également un communiqué en ce sens dans Le Journal des Arts, lequel fut relayé par des sites internet chinois. « On cherche à nuire à la réputation de ma galerie en me faisant passer pour un faussaire », réagissait Enrico Navarra. Refusant tout compromis avec l’artiste le galeriste commence alors à saisir les enjeux de la demande de résiliation de son contrat. D’après Enrico Navarra, Chu Teh-Chun et ses conseils souhaitaient éliminer de la commercialisation son édition, « car la céramique d’artiste est un marché de niche ».

Le tribunal s’attarde sur le jugement de relaxe rendu au pénal en 2009 à la faveur du Journal des Arts. S’il y a eu appel, la galerie a fini par transiger avec le journal, relève-t-il. Puis, le tribunal constate avec agacement que les dernières écritures ne comportent aucune demande chiffrée d’indemnités.

L’avocat du défendeur, Maître Bourdon, dans un plaidoyer plus animé que le premier, insiste lui aussi sur ce désistement. « Parce qu’il a renoncé à la procédure, Enrico Navarra ne peut plus se prévaloir de rien aujourd’hui ». « Sa demande est d’ailleurs irrecevable, car il ne peut y avoir dénigrement qu’entre deux concurrents ». « Voilà une action extraordinairement fantaisiste » : c’est sur ces mots de William Bourdon que se termine cette audience, dont le délibéré est fixé fin mars.

D’ici là, un autre volet de cette affaire devrait être présenté devant le tribunal. Le galeriste Enrico Navarra a en effet également assigné en justice, pour « concurrence déloyale », la Manufacture de Sèvres et le Musée Guimet. Ces deux établissements publics français sont accusés d’avoir mis leurs moyens au service de la Marlborough Gallery, cette galerie privée américaine avec laquelle Chu Teh-Chun a signé son deuxième contrat d’édition de céramiques et contre laquelle Enrico Navarra a aussi porté plainte à New York. La saga judiciaire ne fait que commencer.

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Le Palais de Justice de Paris, où se trouve le tribunal de grand instance de Paris - © photo Mbzt - 2011 - Licence CC BY 3.0

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