Tentaculaire, l’affaire qui oppose un oligarque russe à un homme d’affaires suisse propriétaire de ports francs est révélatrice des dérives d’un marché qui n’est malheureusement pas régulé.
Cet automne, le microcosme international de l’art se retrouvait à Paris pour la Fiac. Le segment le plus haut de gamme et le plus spéculatif de ce marché y était exposé, pour séduire les milliardaires et les investisseurs de la planète. En une décennie, la concentration des richesses a fait flamber le prix des œuvres les plus convoitées. Le blanchiment d’argent a fait le reste. Et le marché de l’art est devenu un terrain de jeu de plus en plus tentant pour des marchands sans scrupule, multipliant les scandales. L’affaire Bouvier est probablement la plus caricaturale des excès et de l’opacité de ce marché bien atypique. Au point qu’elle pourrait bien constituer une bombe à retardement aux dégâts difficilement mesurables, ayant déjà pour terrains minés Monaco, Singapour, Hong Kong et Paris. Elle oppose l’homme d’affaires russe Dmitry Rybolovlev, président du club de foot AS Monaco, au roi des ports francs, le Suisse Yves Bouvier, lequel a développé le business des entrepôts hors douanes où les collectionneurs stockent et revendent leurs œuvres d’art, en franchise de toute fiscalité. Le premier s’est mis en tête de constituer l’une des plus prestigieuses collections d’art au monde. Le second, bénéficiant d’un poste d’observation unique pour savoir qui possède quoi grâce à l’inventaire des pièces entrant et sortant de ses ports francs de Genève, Singapour, Luxembourg et, demain, Shanghai ou Pékin, de l’y aider.
Beaucoup de monde
Fort d’un réseau de clients, marchands et amateurs d’art à nul autre pareils, Yves Bouvier propose en effet à Dmitry Rybolovlev de l’aider à acquérir les tableaux les plus recherchés au meilleur prix, à condition de respecter la plus grande discrétion. Dans un autre secteur, cela s’appellerait du délit d’initié. Mais dans l’art, le délit d’initié n’existe pas, il apparaît même « constitutif » de ce marché, ose affirmer le conseiller en communication d’Yves Bouvier. Seul bémol : le monde des mégacollectionneurs est étroit, quelque deux cents milliardaires qui fréquentent les mêmes dîners, foires, galeries… et aiment se vanter des trophées acquis ou des plus-values réalisées. Sur une plage de Saint-Barth, le Russe apprend ainsi que le Modigliani facturé 118 millions de dollars par le Suisse a été vendu par le financier américain Steve Cohen quelques jours auparavant pour « seulement » 93 millions. Cela fait cher la commission prélevée ! Bien plus, en tout cas, que les 2 % convenus aux dires de l’oligarque, qui attire le Suisse dans un guet-apens à Monaco où il porte plainte. L’accusé se défend en affirmant qu’il n’a jamais été un simple intermédiaire, mais qu’il a agi en tant que marchand : les trente-sept œuvres cédées au Russe pour deux milliards de dollars, il les a bien acquises avant de les revendre, avec la marge qu’il sentait le milliardaire « prêt à payer » pour se les offrir. Ces commissions s’élèveraient au moins à 500 millions de dollars selon le plaignant.
Là encore, le conflit d’intérêts entre ce business de marchand d’art et celui d’opérateur de ports francs ne pose visiblement pas de problème. Idem de la concurrence déloyale faite aux galeristes et aux maisons de vente. Et pour cause : si le plus puissant Larry Gagosian critique fortement ce mélange de genres, nombre de ses confrères y ont trouvé des motifs de satisfaction. Selon le communicant d’Yves Bouvier, « tous faisaient des affaires avec lui ». En off, chez Christie’s, la plus grande maison de vente aux enchères au monde, on se dit juste surpris que l’intéressé ne soit pas « tombé » plus tôt, tandis que, toujours en off, on admet chez Sotheby’s que « Bouvier “tient” beaucoup de monde »…
Le marché de l’art étant globalisé, les enquêteurs chargés de l’affaire ont trouvé une cascade de comptes offshore par lesquels les transactions ont été effectuées. Là encore, rien de plus normal : « Tout le marché de l’art fonctionne avec des sociétés offshore », déclare encore sans état d’âme le conseiller du Suisse. La financiarisation de ce marché, son côté toujours plus spéculatif, ont fait exploser ces pratiques.
Une affaire dans l’affaire
Mais voilà qu’une deuxième affaire vient aggraver la première. Catherine Hutin-Blay, belle-fille de Picasso, apprend que deux toiles du maître lui appartenant et représentant sa mère ont été restaurées pour être vendues à l’oligarque. Ces œuvres, elle les avait confiées quelques années plus tôt à Olivier Thomas, un ami d’Yves Bouvier, actionnaire à ses côtés du port franc de Luxembourg, également marchand d’art, propriétaire de la maison de vente Trad’Art à Deauville et des entrepôts Art Transit à Gennevilliers, lieu de stockage initial des deux tableaux. Catherine Hutin-Blay affirme ne pas avoir donné son feu vert à ces ventes, et dépose une plainte pour vol à Paris. Yves Bouvier dit, lui, avoir acquis ces Picasso – restitués depuis par Dmitry Rybolovlev – en bonne et due forme à un trust au Liechtenstein, trust dont il était persuadé qu’il représentait les intérêts de Catherine Hutin-Blay.
Pour l’heure, on ne sait pas qui sortira indemne de ce mauvais polar. Mais l’homme qui a transformé une banale société de transport en spécialiste international de la logistique des œuvres d’art, et qui a investi dans de nombreuses sociétés aux quatre coins de la planète, voit son empire vaciller dans un implacable effet domino. Ainsi, à Paris, la prestigieuse Galerie Gradiva, admise dès sa première année d’ouverture – et pour cause – aux foires les plus prestigieuses comme la Biennale des antiquaires ou la Tefaf à Maastricht, c’était à lui. Le R4, ce cluster lié à l’art pour lequel Yves Bouvier était prêt à dépenser 100 millions d’euros sur l’île Seguin, semble à l’arrêt. Au Luxembourg, le Suisse a abandonné son rôle opérationnel dans son port franc, lequel vient, comme par hasard, de créer une association « Luxembourg Art Law and Art & Finance » spécialisée dans l’art, la finance et le droit : une façon de redorer le blason du freeport, affecté par l’affaire ? À Singapour, la Pinacothèque ouverte il y a quelques mois, dans laquelle il a investi, pourrait aussi en pâtir. Son concept repose sur le prêt de tableaux de collectionneurs privés. Les expositions ainsi réalisées valorisent les pièces présentées, leur apportant un statut quasi « muséal ». Yves Bouvier et ses amis y voyaient-ils une opportunité de trafic supplémentaire pour le port franc singapourien ? Une vitrine pour faire grimper la cote de certaines œuvres et mieux les revendre ensuite ? Ou simplement un beau projet culturel ? Le doute est semé.
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L’affaire Bouvier ou les excès du marché de l’art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°685 du 1 décembre 2015, avec le titre suivant : L’affaire Bouvier ou les excès du marché de l’art