Justice

La condamnation de l’électricien de Picasso

En 1930, 230 œuvres du maître sortent illégalement des tiroirs

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 8 avril 2015 - 958 mots

La condamnation récente pour vol de l’électricien de Picasso rappelle le procès, dans les années 1930, de Miguel Calvet, qui avait extorqué des œuvres de jeunesse de l’artiste à sa mère.

Le 20 mars 2015, le tribunal de Grasse a condamné l’électricien qui réalisa des travaux chez Picasso avant sa mort en 1973, pour avoir dissimulé depuis lors un carton de 271 œuvres dérobé à l’artiste. Il a aussi ordonné la restitution de son contenu aux héritiers – c’est bien là l’enjeu de ce procès. La fille de Jacqueline Picasso, Catherine Hutin, nous a alors fait savoir son intention d’offrir sa part à un musée.
La version de Jean Le Guennec, selon laquelle il s’agirait d’un don, s’est écroulée au procès. L’un après l’autre, les témoins ont souligné que le peintre ne se serait jamais séparé d’un tel trésor, datant des années 1900 à 1930. L’avocate de Catherine Hutin, Me Anne-Sophie Nardon, et Maïté Ocaña, ancienne directrice du Musée Picasso à Barcelone, ont ainsi mentionné un épisode méconnu, et pourtant éclairant sur le comportement de l’artiste.

L’affaire commence il y a quatre-vingt cinq ans, également un 20 mars – tout un symbole (1). Au printemps 1930, Picasso est invité à un accrochage dans une petite galerie parisienne tenue par Évelyne Zak. Elle et son mari artiste avaient rencontré Picasso à Avignon en 1914. Elle attend surtout qu’il lui signe les œuvres. Elle sait que, autrement, elles sont invendables.
Picasso est sous le choc ; il a reconnu des témoignages de sa jeunesse, qu’il avait laissés à Barcelone chez sa mère, María. Confuse, cette dernière lui avoue avoir reçu, le 20 mars, deux marchands, qui lui ont emprunté dix peintures ainsi que 391 dessins et aquarelles, en prétendant vouloir les étudier et les publier, contre une caution de 1 500 pesetas (l’équivalent aujourd’hui de moins d’un millier d’euros). Parlant d’un « lot considérable », le peintre est effondré. « Je ne comprends pas, il a fallu que ma mère ait été circonvenue ou soit devenue folle pour s’être dessaisie de tous ces souvenirs de ma jeunesse. Elle n’a pourtant besoin de rien car je lui envoyais tous les mois de quoi vivre largement », confie-t-il à Christian Zervos, son ami éditeur. Le 9 mai, il porte plainte contre Miguel Calvet, qui a été introduit chez María Picasso par un marchand, Joan Merli i Pahissa. À Paris, Calvet se heurte à la difficulté d’écouler des œuvres non signées. Ses interlocuteurs savent donc qu’elles circulent sans l’aval de l’artiste, lequel prend soin de parapher sa production quand elle sort de l’atelier.

Calvet demande à un ami de Picasso, le céramiste Josep Llorens i Artigas, s’il peut lui obtenir cette signature. Au lieu de quoi, ce dernier organise la transaction avec Évelyne Zak, qui débourse 220 000 francs. La galeriste agit en fait pour le compte d’un collectionneur, Dietz Edzard. Ils revendent trois peintures et dix-sept dessins pour la même somme à Georges Bernheim, dont une nocturne de Barcelone de la période bleue (1903). Ce galeriste est manifestement de bonne foi. Il a, du reste, demandé à l’auteur de signer les tableaux, ce que ce dernier a fait sans se rendre compte de leur provenance.

Des « vieux papiers »
Impliquant des grands noms du barreau, le procès dure huit années. Le peintre ne lâche rien : il fait annuler un non-lieu, rejoue le procès qui s’est déroulé par contumace, va en appel, obtient enfin la condamnation de Calvet et le retour de son bien en 1938. Sa détermination s’explique par l’importance historique du lot, qui est comparable au contenu du carton des Le Guennec. De même, aucun dessin en leur possession n’est signé. Ils ont trouvé les mêmes réflexes de défense que Calvet. Celui-ci proclamait avoir quasiment sauvé les dessins, abandonnés dans un panier sale, « mangés par les vers ». Edzard a dû « les restaurer »… en les découpant au besoin. Pour Le Guennec, son carton oublié dans le garage ne contenait que des « vieux papiers », qui « ne méritaient pas toute cette histoire ».

Le comportement des médias français aussi est trouble. Jusqu’au procès de Grasse, ils considéraient avec sympathie ce modeste retraité, opposé à une puissante et richissime famille Picasso soupçonnée d’être prête à tout pour « contrôler le marché ». En 1930, les journalistes ne furent pas plus tendres envers l’artiste. Jamais en retard d’une vilenie, le marchand Léonce Rosenberg a répandu qu’il voulait protéger sa cote, « s’étant soudain aperçu que la vente massive de 400 dessins créait une concurrence à ses œuvres récentes ». La presse prit au sérieux la défense lamentable de Calvet, qui assurait avoir tout acheté à Doña María pour la « tirer de la misère ».
Picasso était très atteint. Mais cet événement entraîna une réflexion sur son héritage. Il était blessé de la disparition de ces souvenirs de jeunesse et portraits intimes, qu’il allait longtemps encore conserver au secret. Mais, à cette valeur sentimentale succéda leur place patrimoniale : « Ces œuvres constituent la preuve que, quand j’ai abordé mon œuvre personnelle, je n’ai pas été influencé par tel maître plutôt que tel autre, mais par tous […] elles valent cher, elles ne valent rien, elles valent tout pour moi. Elles sont faites pour être mises dans cette armoire. » Il les en ressortira en 1970 pour les donner au musée ouvert à Barcelone par Jaime Sabartés… Quelques mois plus tard, un chauffeur de taxi surnommé « Nounours », qui a pris l’habitude de dérober des dessins quand il va chez les Picasso, lui présente son cousin électricien.

Note

(1) Voir l’étude de Laurence Madeline dans le Burlington Magazine (mai 2005) et la biographie de John Richardson (Life of Picasso, vol. 3, éd. Knopf, New York, 2007).

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°433 du 10 avril 2015, avec le titre suivant : La condamnation de l’électricien de Picasso

Tous les articles dans Marché

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque