Sotheby’s, Artcurial et Millon ont obtenu des résultats encourageants pour leurs ventes d’automne dans un marché de niche qui connaît de multiples développements.
PARIS/BRUXELLES - Jadis art populaire réservé aux enfants, la bande dessinée a gagné ses lettres de noblesse et voit augmenter ses prix comme le nombre de maisons de ventes qui s’y intéressent, entraînant une inflation des vacations. Cet automne en offrait un bel échantillon, avec des sessions organisées par Sotheby’s, nouvelle venue en 2014 après une tentative ratée en 2012, Artcurial, pionnier et leader de la discipline et Millon, participant de longue date.
Sotheby’s proposait le 14 octobre la vente de la collection du Belge Jean-Arnold Schoofs, obtenant 2,7 millions d’euros (1), au-delà de l’estimation. Axé autour des pionniers de la bande dessinée, l’ensemble réunissait 132 lots dont 65 planches originales, avec un volet consacré aux auteurs américains, de Winsor McCay à George Herriman. « Les grands classiques américains sont un axe de développement chez Sotheby’s », explique Bernard Mahé, galeriste et expert des ventes aux côtés d’Éric Verhoest. Le 21 novembre, Artcurial organisait sa traditionnelle vente dédiée à Tintin, en parallèle d’une vente généraliste, avec un beau volet dédié à Tardi, créateur d’Adèle Blanc Sec. Mais l’ensemble n’a guère brillé : 2,2 millions d’euros ont été récoltés, en deçà de l’estimation, et plus de 40 % des lots invendus dans un contexte peu propice aux achats. « Les attentats ont faussé les résultats des ventes, il y avait très peu de clients, pas un seul Belge », précise Éric Leroy, expert de la maison. Les 6 et 13 décembre, Millon, en duplex entre Paris et Bruxelles, avait joué la carte des monographies, en parallèle de sa vacation généraliste. « Ce choix de catalogues séparés avec un nombre resserré de pièces nous permet de nous différencier. C’est aussi un argument auprès des artistes de haut niveau avec qui nous travaillons », indique Alain Huberty, l’un des experts de la maison de ventes. Au sein du premier chapitre, le catalogue consacré à Rahan, héros de Pif Gadget, a remporté un vif succès, avec 90 % de lots cédés, au-delà des estimations, totalisant 1 million d’euros avec la vacation généraliste. Le second chapitre composé d’une vente de lots Hergé, d’un volet consacré au maître flamand Willy Vandersteen, créateur de Bob et Bobette et de pièces de la collection de Marcel Gotlib a réuni 738 000 euros, avec 20 % d’invendus. Christie’s, entrée dans la bataille en 2014 avec le galeriste Daniel Maghen, ne s’était pas jointe au bal, préférant la période des salons du dessin pour organiser sa vente annuelle.
Hergé domine les enchères
Cette session d’automne a multiplié les records dans le secteur. Chez Artcurial, c’est le cas d’un fusain sur papier de Tardi, La gare de banlieue (1990), remporté 125 800 euros. Chez Millon, l’un a été emporté pour une couverture de Rubrique à Brac signée par Gotlib en 1976 (25 000 euros), l’autre pour un dessin de François Schuiten pour un projet d’affiche en 1989 (51 912 euros). Chez Sotheby’s, Jean Graton, Raymond Macherot, Willy Vandersteen et d’autres ont également atteint des prix jamais vus. Mais Hergé, dont les œuvres de qualité muséale s’arrachent, reste indétrônable. Ainsi, une double planche de Tintin issue du Sceptre d’Ottokar (1939) a été cédée 1,6 million d’euros chez Sotheby’s, le double de son estimation basse et un record pour une planche. Artcurial a, quant à elle, vendu 770 600 euros un superbe dessin pour Tintin au Congo (est. 300 000-500 000 euros). Ces pièces exceptionnelles se font de plus en plus rares sur le marché. « Les pièces très importantes de Tintin ne sortiront plus », prédit Éric Leroy. Pour autant, Tintin rapporte, et Hergé continuer d’alimenter quantité de ventes spécifiques, avec succès, excepté la contre-performance de Christie’s en mars dernier. Malgré la vitalité du marché et la hausse globale des prix, le fossé entre Hergé et le reste du peloton de tête (Hugo Pratt, Moebius, Enki Bilal, Franquin ou Uderzo) reste pourtant abyssal, aucun ne dépassant 750 000 euros quand Hergé atteignait 2,2 millions d’euros chez Artcurial en 2014. « Moebius, Franquin ou Uderzo sont encore loin de la cotation qu’ils devraient avoir. On est encore en train de sortir de l’anarchie du marché », indique Alain Huberty.
Un marché en devenir
L’arrivée des deux grands maisons de ventes anglo-saxonnes dans ce marché, pourrait changer la donne. « Le fait qu’ils s’intéressent à la discipline est très positif, cela devrait permettre à ceux qui ne nous prenaient pas au sérieux de changer d’avis », professe Alain Huberty, quand Éric Leroy confirme que cette arrivée permet « d’asseoir le marché ». Bernard Mahé indique que Sotheby’s « permet à la BD d’accéder à son réseau international », un phénomène qui pourrait tout de même prendre un certain temps. Manifestement, les acheteurs restent relativement peu issus d’autres disciplines, malgré quelques transferts à partir des ventes d’art contemporain. « Cela reste un marché de passionnés qui ont la nostalgie de leurs lectures d’enfance », répète Éric Leroy. Pour Bernard Mahé, « ce public se diversifie, notamment avec l’arrivée d’Internet. Les acheteurs sont toujours des passionnés, mais ce n’est pas toujours la nostalgie qui joue. Il y a des acheteurs de toutes les catégories et tous les budgets . » La multiplication des expositions, films (notamment le business florissant des superhéros) et les tirages très importants des éditeurs de BD (le dernier Astérix est le plus gros tirage de l’édition française !) pourraient élargir encore ce public. La montée des prix a-t-elle attiré des investisseurs dans le secteur ? « Personne ne m’a jamais demandé de facture au nom d’un fonds d’investissement », précise Bernard Mahé. « Par rapport à d’autres domaines, le marché reste très sain », indique Éric Leroy.
Si le spectre des acheteurs s’étend, quelques évolutions se font également sentir concernant la géographie de ce marché de niche, aujourd’hui centré sur Paris, Bruxelles et les États-Unis. « Le marché est très fort aux États-Unis. Sous l’effet de la sortie des blockbusters liés aux superhéros qui pillent la BD, les planches originales ont doublé en trois ans. Mais les Américains achètent leurs propres artistes », précise Éric Leroy. C’est pourtant New York qu’ont choisi Sotheby’s en octobre et Christie’s en mars pour présenter les œuvres de leurs ventes. Artcurial fait de son côté le pari de l’Asie pour son développement. La société a ainsi proposé pour la première fois à Hongkong 37 planches originales prestigieuses au sein d’une vente mêlant les spécialités. Ce succès pour la BD (3,8 millions d’euros) pousse la maison de ventes à réitérer l’expérience l’an prochain. Pour 2015, Artcurial devrait obtenir un chiffre d’affaires de 9,1 millions d’euros (comprenant Hongkong, une baisse globale de 25 % par rapport à 2014), quand Sotheby’s atteint 6,5 millions d’euros, Christie’s 5,9 millions d’euros et Millon 2,3 millions d’euros.
(1) Tous les prix s’entendent frais compris, sauf les estimations indiquées hors frais acheteurs.
ARTCURIAL
L’univers de Tintin, le 21 novembre
Résultat : 1,1 M €
Estimation : 1,2 M €
Nombre de lots vendus : 71 sur 137 (52%)
Vente généraliste/Tardi, le 21 novembre
Résultat : 1,1 M €
Estimation : 1,6 M €
Nombre de lots vendus : 179 sur 309 (58%)
MILLON
100 originaux d’exception/Rahan, le 6 décembre
Résultat : 1 M €
Estimation : 700 000 M €
Nombre de lots vendus : 100 sur 131 (76 %)
L’univers d’Hergé/Willy Vandersteen/Marcel Gotlib, le 13 décembre
Résultat : 738 000 00 €
Nombre de lots vendus : 270 sur 314 (85 %)
SOTHEBY’S
Collection Jean-Arnold Schoofs, le 24 octobre
Résultat : 2,70 M €
Estimation : 1,6-2 M €
Nombre de lots vendus : 92 sur 132 (70 %)
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La BD attire les maisons de ventes
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Abonnez-vous dès 1 €François Schuiten, Dessin pour projet d’affiche pour l’exposition Cité-Ciné de Gand, 1989, vendu le 13 décembre, SVV Millon, Paris. © SVV million.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°448 du 8 janvier 2016, avec le titre suivant : La BD attire les maisons de ventes