Le panorama de la nature morte napolitaine dressé par la Galerie Canesso fait alterner un œil tantôt gourmand, tantôt inquiet.
PARIS - Qu’une galerie privée organise une exposition sur la nature morte napolitaine du XVIIe avec le concours d’un musée prestigieux, celui de Capodimonte à Naples, et la bénédiction de l’ambassade d’Italie, relève du tour de force. Pour obtenir leur onction, Maurizio Canesso s’est résolu à un panorama où aucune œuvre n’est à vendre. Le galeriste évoque toutefois habilement dans son excellent catalogue la possibilité de trouver des spécimens plus ou moins similaires sur le marché. Il en sait quelque chose puisqu’il a vendu par le passé une vingtaine des toiles exposées.
Le mérite de ce bel événement est surtout de relancer le débat critique sur un sujet encore confus, en favorisant des rapprochements sur une cinquantaine d’œuvres. Bien que les natures mortes aient été intégrées dans l’aménagement des palais baroques, l’imprécision des inventaires patrimoniaux freine l’identification des auteurs. Nicola Spinosa, soprintende (surintendant) du Musée de Capodimonte, le dit bien dans sa préface : la recherche en la matière est encore approximative et les corrélations découlent souvent d’analyses stylistiques hasardeuses.
Le parcours chronologique de l’exposition retrace l’évolution d’un genre marqué par le caravagisme, le maniérisme flamand et les bodegons espagnols. Dans les premières décennies du XVIIe siècle, la nature morte reste circonscrite à un entablement domestique et une composition plane, à l’image du tableau de Giacomo Coppola qui accueille d’emblée les visiteurs. Même schéma dans une toile agencée en trois parties, faiblement articulées, de Luca Forte.
Au fil du temps, la pratique se libère, laissant place à des arrangements luxuriants transposés dans une nature opulente. La dimension symbolique, tissée par un entrelacs de codes dont la lecture nous échappe aujourd’hui, s’efface devant un réalisme profane. Dans le chapitre où il évoque l’observation analytique, quasi scientifique des peintres, l’historien Gérard Labrot suggère même une participation, peut-être inconsciente, à « la célébration, à l’invention d’une ville et de sa campagne ». Cette interprétation très « chambre de commerce » vaut pour les débauches de pastèques et de lourdes grappes de raisins de Giovan Battista Ruoppolo, hymne au caractère festif et fastueux de Naples. Les toiles de ce peintre se caractérisent d’ailleurs par une dynamique telle que le regard ne sait trop où se poser. Une même joie désordonnée se dégage d’un étalage de fleurs, fruits et oiseaux dans un paysage par Paolo Porpora, l’un des artistes les mieux documentés de cette période.
Viscosités inquiétantes
Cette exubérance tranche toutefois avec les représentations de l’univers marin, véritable marque de fabrique napolitaine. L’œil n’est plus gourmand, repu de victuailles succulentes comme le suggère le titre de l’exposition, mais inquiet. Comment ne pas l’être face aux enchevêtrements de poissons, où le visqueux le dispute au luisant, où les pinces recourbées des crabes répondent aux tentacules flasques des poulpes. Ce trouble suinte aussi bien de la composition de poissons et mollusques dans une grotte par Giuseppe Recco, que d’une combinaison presque frémissante de Giovan Battista Recco. Dans celle-ci, une bassine recourbée projette l’ondulation d’une queue de poisson. Nous voilà dans la nature morte, au sens propre, celle qui renvoie nos angoisses en pleine figure. Ce naturalisme sombre se perçoit tout autant dans les meurtrissures des fruits d’une composition de Giuseppe Ruoppolo ou dans les champignons rongés des sous-bois de Paolo Porpora. Il y a du
wunderkammer [cabinet de curiosités] dans ses microcosmes, où serpents et batraciens s’affrontent sur un lit de mousse et de coquillages. Mais aussi un condensé de la cruauté du monde. Loi de la jungle oblige, un papillon risque d’être happé par un serpent, lui-même proie potentielle d’une tortue. À côté, un tableau de Paolo Cattamara, montrant les mêmes papillons en train de badiner et des tortues placides, fait office d’aimable bluette ! Voilà malheureusement ce qui plombera la nature morte napolitaine à l’orée du XVIIIe siècle : la transformation du motif en stéréotype, du ténébreux en décoratif.
Jusqu’au 27 octobre, Galerie Canesso, 26, rue Laffitte, 75009 Paris, tél. 01 40 22 61 71, www.canesso.fr, tlj sauf dimanche 11h-19h.
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Joie désordonnée
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Abonnez-vous dès 1 €- Nombre d’œuvres : 54 - Nombre de salles : 4 - Commissaire : Véronique Damian
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°266 du 5 octobre 2007, avec le titre suivant : Joie désordonnée