Des pièces d’art khmer et d’art africain, répertoriées par le Conseil international des musées comme ayant été volées dans leurs pays d’origine, ont refait surface dans les salles de vente de New York, Londres et Paris.
PARIS - Une tête de statue de Brahma du XIe siècle, à trois visages, en grès gris, vendue par Sotheby’s à Londres le 21 octobre 1993 pour 2 070 livres (17 000 francs environ) à un client britannique, a été formellement identifiée par Élisabeth Desportes, secrétaire général de l’Icom (Conseil international des musées) et Bruno Dagens, professeur à l’université de Paris III et expert auprès de l’École française d’Extrême-Orient (EFEO), comme ayant été pillée à Angkor.
Après une visite le 14 novembre dernier avec Bruno Dagens, aux bureaux de Sotheby’s à Londres, pour examiner la tête de la statue, Élisabeth Desportes a écrit à la maison de vente britannique pour lui faire part officiellement de son identification, demander des renseignements sur l’identité du vendeur, et exprimer l’espoir de l’Icom de voir l’acheteur restituer l’œuvre. L’ambassade du Cambodge à Londres pourrait, selon Élisabeth Desportes, porter plainte prochainement. Mais la suite de l’affaire semble dépendre en grande partie du bon vouloir du collectionneur britannique.
Une photo et un descriptif de la tête de Brahma (21 cm de hauteur), inventoriée par l’EFEO en 1970, figurent dans le livre Cent objets disparus – Pillage à Angkor, publié par l’Icom en septembre 1993. Selon cet ouvrage, la pièce comportait quatre faces. Or l’œuvre mise en vente par Sotheby’s n’en présente que trois. Selon Élisabeth Desportes, la quatrième face a été découpée, sans doute pour être vendue séparément, par les pilleurs.
"Il y a eu énormément de pillage au Cambodge. Nous nous sommes demandés comment les experts de Sotheby’s, même s’ils n’avaient pas vu notre livre, avaient pu laisser passer un tel objet", s’exclame Élisabeth Desportes, qui s’est également étonnée de ne pas avoir été reçue à Londres, comme il avait été convenu, par les deux experts de la vente du 21 octobre 1993, Brendan Lynch et Arthur Milner.
Un torse de déesse
"À Sotheby’s, nous nous efforçons de rassembler le plus d’informations possible sur la provenance des objets qui sont mis en vente", rétorque un porte-parole de Sotheby’s à Londres. "Nous ne manquons jamais d’agir dans ce genre de cas. Notre expert, Arthur Milner, a reçu le livre de l’Icom, Cent objets disparus – Pillage à Angkor, après la vente du 21 octobre 1993. Il a tout de suite agi et, à son insistance, la vente de la tête a été annulée. Nous avons pris contact avec l’Icom et les avons invités à examiner l’œuvre. Après la visite de leurs experts, le 14 novembre, nous attendons une lettre officielle."
La tête de Brahma n’était pas la première découverte de ce type, grâce aux efforts de l’Icom. Le 2 juin 1992, Sotheby’s New York a adjugé 63 250 dollars (soit environ 343 000 francs), à une galerie suisse, le lot numéro 96 de sa vente "Indian and South East Asian Art" – un torse de déesse Khmer en grès gris de style Baphuon du XIe siècle, qui avait été estimé entre 30 000 et 50 000 dollars. L’Icom en a perdu la trace, mais Interpol poursuivrait une enquête.
"Le livre de l’Icom n’a été publié qu’en septembre 1993, plus d’un an après la vente de juin 1992, se défend Matthew Weigman, porte-parole de Sotheby’s à New York. "Sotheby’s n’avait pas été informé que l’objet avait été volé ; aucune information de caractère international n’avait été publiée à ce sujet, et personne ne nous avait contacté pour nous informer que l’objet était volé. Nous apportons notre concours complet aux investigations en cours."
Un certificat d’exportation ivoirien
Autre objet khmer retrouvé par l’Icom, une tête de Siva du début du Xe siècle, provenant du temple de Phnom Krom à Angkor, répertoriée à la page 80 de Cent objets disparus – Pillage à Angkor, et qui, selon l’organisation, figure dans la collection du Metropolitan Museum de New York.
Selon l’Icom, la statuette Bété, qui figure à la page 50 du livre Cent objets disparus - Pillage en Afrique, édité en septembre 1994, a été vendue par Me Guy Loudmer à Paris, le 5 décembre 1992, et précédemment en 1989. Lors de la première vente, le vendeur avait fourni un certificat d’exportation en bonne et due forme, qui a été dénoncé à l’organisation comme un faux, après la vacation de 1992, par les autorités ivoiriennes. L’État ivoirien a engagé une procédure pour réclamer la statue, qui se trouve en dépôt à l’Icom.
"Nous n’avions pas de raisons, en 1989, de douter de l’authenticité du document ivoirien d’exportation" commente Me Guy Loudmer. "Et comment imaginer qu’un document qui n’avait pas été contesté en 1989 puisse devenir contestable trois ans plus tard ? Il faut que les États surveillent un peu plus leurs administrations !"
Des règles de déontologie
En décembre 1993, le marchand parisien Jean-Michel Beurdeley a restitué à la délégation du Cambodge à l’Unesco la sculpture khmère d’une déesse (vers 1200) qu’il avait achetée à Bangkok en 1980. Après s’être rendu compte, en 1982, que l’objet avait été pillé, Jean-Michel Beurdeley avait préféré attendre la fin de l’occupation vietnamienne du Cambodge pour rendre la déesse.
Élisabeth Desportes estime pour sa part que "la plupart des objets khmers actuellement en vente ont une origine douteuse. Notre objectif est que de tels objets, dès que cette origine douteuse est prouvée, puissent être restitués dans les meilleures conditions. Nous ne sommes absolument pas hostiles au marché. Mais nous souhaitons qu’il ne repose plus sur des bases éthiques aussi vacillantes qu’aujourd’hui, et que des règles de déontologie et de vigilance très strictes soient respectées, aussi bien par les marchands et les commissaires-priseurs que par les acheteurs."
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°9 du 1 décembre 1994, avec le titre suivant : Encore des objets pillés proposés aux enchères