Australie - Art non occidental - Faux

FAUSSAIRES et Traçabilité

Art aborigène : le marché joue la carte de la traçabilité

L’art des premiers habitants d’Australie séduit de nombreux collectionneurs, attirant les faussaires. Tandis que le gouvernement légifère, les marchands s’emploient à tracer les provenances. Pour autant, les artistes continuent à vivre dans le dénuement.

Par Frédéric Therin, correspondant à Munich · Le Journal des Arts

Le 14 novembre 2018 - 1263 mots

Gangrené par les faux, le marché des œuvres d’art produites par les populations autochtones d’Australie tente de s’organiser en s’assurant de l’origine des pièces proposées à la vente.

Australie. Avec une boule de remorque récupérée sur un vieux 4 x 4, Lindsay Malay broie des ocres naturelles dans un vieux mortier. Cette poudre servira de base à l’artiste pour sa prochaine peinture qui raconte l’histoire de son grand-père emmené de force de ferme en ferme où il travailla pour une bouchée de pain. La chaleur est étouffante dans ce hangar qui sert d’atelier aux peintres du Warmun Art Centre. Sous ce toit en tôle, une centaine d’artistes peuvent peindre des toiles lorsque l’inspiration leur vient.

Ce centre appartient aux Gija qui vivent à l’est du Kimberley, une région dont la superficie représente plus des trois quarts de celle de la France métropolitaine, mais dont la population (39 000 habitants) est comparable à celles de Chartres. Cent pour cent des revenus tirés des ventes des œuvres sont reversés à cette communauté qui compte parmi ses artistes les plus renommés Patrick Mung Mung, Queenie McKenzie et Rusty Peters.

C’est dans ce patelin de 210 âmes situé le long de la Great Northern Highway, longtemps appelé « Turkey Creek », que Rover Thomas a peint la plupart de ses toiles. Un immense tableau est encore accroché dans le triste réfectoire de l’unique station-service de la région. Cette peinture s’adjugerait aujourd’hui pour une belle somme dans une salle des ventes. Les œuvres de l’ancien vacher sont parmi les plus appréciées par les collectionneurs. En 2001, son tableau intitulé All That Big Rain Coming From Topside a été vendu 778 750 dollars australiens (492 580 euros) à Melbourne.

80 % de faux

De telles enchères ont attiré l’attention des faussaires et d’intermédiaires peu scrupuleux. Selon le centre juridique communautaire Arts Law Centre of Australia, 80 % des œuvres aborigènes vendues en Australie sont des faux fabriqués généralement en Asie et tout particulièrement en Indonésie et en Chine. La plupart des ces copies apparaissent comme des souvenirs de piètre qualité, à l’exemple des boomerangs ou des didgeridoos ornés de peintures. Mais de fausses toiles sont aussi mises en vente dans les boutiques pour touristes, voire dans certaines « galeries ».

Les acteurs sérieux de ce secteur et les autorités fédérales cherchent toutefois depuis plusieurs années à assainir ce marché. Au mois de mars 2018, la Commission australienne de la concurrence et du consommateur a lancé une procédure contre la société Birubi Art, l’accusant d’avoir vendu entre juillet 2014 et novembre 2017 plus de 18 000 objets faussement attribués à des artistes aborigènes. Cette plainte va dans le bon sens, celui de la lutte contre les faussaires, mais il n’est pas certain qu’elle aboutisse à une condamnation car « il n’est, pour l’instant, pas illégal de vendre des faux » en Australie, déplore le député travailliste Warren Snowdon, lequel souhaiterait imposer la mise en place d’étiquettes sur les produits authentiques. À la suite de la publication d’un rapport du Sénat australien, une charte d’éthique, baptisée « Indigenous Art Code », a été établie en 2009. Si ce texte s’affiche comme un gage de traçabilité des œuvres et des pratiques éthiques envers les artistes aborigènes, et s’il permet aux acheteurs de bénéficier d’une certaine garantie relativement à l’origine des pièces qu’ils achètent, il ne représente pas pour autant une assurance tout risque contre les faussaires. Comment alors garantir l’authenticité d’une toile, d’une peinture sur écorce ou d’une sculpture ?

Le réseau des artistes aborigènes (Association of Northern, Kimberley and Anrhem Aboriginal Artists) recommande aux acheteurs de vérifier la qualité artistique d’un tableau. Certaines œuvres constituent un véritable patchwork mêlant la peinture « rayon X » d’Arnhem Land aux tracés épais du Kimberley et points colorés typiques du désert central. Pour les novices qui ne seraient pas capables de déceler ces faux, la meilleure méthode est de faire confiance à des maisons de ventes ou à des galeries bien établies. Ces dernières prennent en effet un soin particulier à vérifier l’authenticité des œuvres qu’elles proposent à la vente. « J’ai toujours pris le parti de travailler avec des sources de provenance sérieuses, explique Stéphane Jacob, qui a fondé et dirige depuis 1996 la galerie parisienne Arts d’Australie, spécialisée dans l’art aborigène, et qui a notamment travaillé pour le Musée du quai Branly (Paris) et le Musée des Confluences (Lyon). « Je privilégie ainsi les centres d’art gérés par les communautés aborigènes, les galeries “premium” et les agents reconnus de certains artistes. »

Certificats avec photo

Pour garantir la qualité et l’origine de leurs œuvres, les professionnels les plus sérieux fournissent des certificats d’authenticité. La galerie Mbantua, basée à Alice Springs, accompagne ce document d’un bref CV de l’artiste ainsi que de sa photo. La galerie Kate Owen à Sydney va plus loin en offrant aux collectionneurs un DVD montrant l’artiste peignant la toile qu’ils viennent d’acheter. La responsable du Warmun Art Centre envoie, elle, par courriel des photographies de la peinture en cours d’exécution. « Beaucoup d’Aborigènes refusent toutefois d’être pris en photo et de tels clichés ne permettent pas de savoir si l’artiste a été correctement payé, tempère Stéphane Jacob. Un bon moyen de le vérifier et de voir si l’œuvre proposée est vendue à un prix qui semble en lien avec la cote de son auteur. Lorsqu’il existe un différentiel de 1 à 5 pour une même personne, il y a généralement un problème. Pour garantir l’authenticité des œuvres que je propose, le collectionneur reçoit un certificat original en provenance d’Australie qui porte le numéro d’identification de l’œuvre inscrit au dos de la toile, ainsi qu’une facture et mon propre certificat qui comprend ma signature, le tampon de la galerie et celui de la Chambre nationale des experts spécialisés,“CNES”. » Plusieurs garanties valent mieux qu’une…

Succès commercial mais persistance des problèmes sociaux des aborigènes  

société. Le marché de l’art aborigène a explosé ces derniers temps avant de redescendre. En 1990, les revenus des ventes aux enchères d’œuvres « indigènes » (selon le terme utilisé en Australie) atteigneaient à peine 169 000 dollars australiens (107 000 €) d’après l’expert Ralph Hobbs. En 2007, ce chiffre a dépassé le niveau record de 26… millions de dollars (16 M€). La fin des abattements fiscaux qui permettaient aux entreprises d’acheter des toiles et des sculptures et de soustraire les sommes dépensées de leurs revenus imposables a provoqué un rapide déclin de ce marché qui n’était plus que de 5 millions de dollars (3,5 M€) en 2016. Ces ventes permettent toutefois encore à certains artistes de gagner beaucoup d’argent, mais ces ressources sont souvent dilapidées en un temps record.Lorsqu’un membre d’une communauté touche des liquidités, la tradition veut en effet qu’il redistribue ses fonds à ses proches et aux membres de tout son « clan ». « On peut ainsi voir de grosses sommes s’évaporer en trois secondes, relate Stéphane Jacob, (galerie Arts d’Australie, Paris). Certaines personnes qui ont touché des centaines de milliers de dollars sont aujourd’hui sans le sou. » L’argent des ventes d’œuvres ne permet donc pas aux communautés de sortir de la pauvreté dans laquelle la plupart sont plongées.Selon l’Australian Bureau of Statistics, la mortalité infantile chez les Aborigènes est deux fois plus élevée que celle des autres Australiens, l’espérance de vie (69 ans pour les hommes, 73 ans pour les femmes), inférieure de dix ans, et le taux d’emprisonnement, treize fois supérieur. Et même si, désormais, 61 % d’entre eux terminent leurs études secondaires, l’intégration dans le monde du travail reste compliquée. À peine 48 % des 700 000 Aborigènes qui vivent en Australie (3 % de la population du pays) ont un emploi, contre 72 % pour le reste de la population.

 

Frédéric Therin

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°511 du 16 novembre 2018, avec le titre suivant : Art aborigène : le marché joue la carte de la traçabilité

Tous les articles dans Marché

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque