Si devenir collectionneur a un coût, cela permet à des personnes fortunées d’acheter rapidement une crédibilité sociale. Et pour les néophytes, pas d’inquiétude : des conseillers s’occupent de tout...
Acheter de l’art contemporain relève d’un nouveau style de vie servant au prestige des financiers et des grands capitaines d’industrie. L’art contemporain sert même désormais de liant entre des univers qui, a priori, ne pourraient se côtoyer sur un autre terrain. En arpentant les allées de la Foire de Bâle, la Mecque de l’art contemporain, les Nouveaux Russes font en général d’une pierre deux coups : tout en donnant du lustre à leur image, ils rencontrent des hommes d’affaires dont les portes leur seraient resté fermées sans ce dénominateur commun. Collectionner l’art contemporain est donc devenu le sésame pour faire partie d’une jet-set internationale.
Appartenir au cercle des VIP
Compétition, jalousie, surenchères, le feuilleton du marché de l’art contemporain ressemble parfois à une sitcom avec rebondissements, paris et trahisons. Et les pages people de magazines de mode luxueux comme W Magazine ou Vanity Fair regorgent désormais de vernissages et inaugurations arty. On ne comptait ainsi plus les acteurs et aspirants jet-setteurs à la réouverture du New Museum en décembre dernier. La première occupation des invités du vernissage de Frieze était de repérer dans la foule Kate Moss ou Hugh Grant.
En France, on est encore relativement épargné. L’art étant une affaire d’argent, il convient en effet de rester discret même si l’on commence à goûter le virus V.I.P. À la Foire de Bâle, un modèle du genre, on a même mis au point plusieurs degrés de Very Important Person, le must étant la carte First Choice, sésame des sésames.
D’après le World Wealth Report, le nombre des grandes fortunes aurait doublé en dix ans, la plus forte croissance se situant dans des économies émergentes. Cinq cent mille nouveaux millionnaires seraient même apparus en 2005. En juin dernier, 21 % des enchérisseurs à la grande vente d’art contemporain du printemps chez Sotheby’s étaient d’ailleurs de nouveaux venus.
Les nouveaux collectionneurs, trentenaires, richissimes, tirent pour la plupart leur fortune de la net économie ou des fameux hedge funds, ces fonds spéculatifs à haut risque, à l’image de Steve Cohen, ou plus traditionnellement de l’immobilier. Adam Sender, à peine 39 ans, est considéré dans la presse anglo-saxonne comme un art shark (un « requin de l’art »). Depuis 1998, il a déjà accumulé quelque huit cents œuvres et fait preuve d’un goût plutôt branché même s’il prend peu de risques, accumulant les Richard Prince, Mike Kelley, Martin Kippenberger, Gilbert & George, Dan Flavin, ainsi que les jeunes Banks Violette et David Noonan. S’inspirant vraisemblablement des stratégies marketing de Charles Saatchi, véritable marque à lui tout seul, l’homme a le sens de la communication et expose sa collection en ligne. La traçabilité ne sévit donc pas que dans la filière bovine, les noms Saatchi, Pinault ou Joannou sont devenus des labels de garantie.
Voilà pour l’Ancien Monde. Mais le boom vient aussi de pays tiers, de la Russie à l’Inde, en passant par la Chine et les Émirats arabes. L’art contemporain constitue à leurs yeux un investissement souvent rentable avec de belles culbutes – à condition d’aimer les risques – et garantit une image sociale et médiatique avantageuse ainsi que des invitations glamour. Pour investir et masquer cette image sous la panoplie du philanthrope, ils sont épaulés de conseillers pour courir les galeries et, surtout, faire des coups retentissants dans les salles de ventes grâce à des enchères millionnaires exorbitantes.
Ces collectionneurs locomotives
La marque du collectionneur fait-elle vendre ? Assurément. Lorsque François Pinault signe et persévère sur le travail d’Adel Abdessemed, cela assure à l’artiste de beaux jours, et la demande d’autres collectionneurs, attirés par la garantie que représente le goût sûr de Pinault. Lorsque les Rubell ou les De la Cruz ouvrent leurs espaces à l’occasion d’Art Basel Miami en décembre, la ruée est en général immédiate sur les jeunes pousses qu’ils ont dénichées. Les marchands se mettent d’ailleurs au diapason en montrant sur leurs stands des artistes adoubés par ces collectionneurs. De plus en plus d’amateurs ouvrent des espaces pour afficher leurs goûts et devenir prescripteurs. François Pinault a fait très fort en investissant le Palazzo Grassi vénitien, Patrizia Sandretto Re Rebaudengo a sa propre fondation à Turin, Ella Fontanals-Cisneros a commandé à Herzog et de Meuron son musée, le Miami Art Central, et le Grec Dakis Joannou a affrété depuis Bâle un avion pour l’inauguration de la Fondation Deste à Athènes.
Tous les collectionneurs ne se copient pas systématiquement entre eux mais les nouveaux venus, eux, ne se privent pas pour regarder les aînés comme les éditeurs Benedikt Taschen, Peter Brant et S.I. Newhouse, les magnats de l’immobilier Eli Broad, Martin Margulies et Aby Rosen, les industriels Pinault et Arnault ou le publicitaire Saatchi. Pas le temps de potasser ses gammes, il faut acheter, briller et essayer de rentrer dans les classements d’Art & Auction, Art Review ou ARTnews.
Les sherpas de l’art contemporain
Faute de connaissances, ils s’entourent d’une armada de conseillers omnipotents, aussi importants que les psychanalystes ou les décorateurs. Le conseiller est d’ailleurs indispensable pour garder sa collection à la pointe. Le marché de l’art s’étant tellement élargi et diversifié, réparti aux quatre coins de la planète, que la recherche d’œuvres occupe un plein temps incompatible avec l’emploi du temps des grands patrons. Au point que les « conseillers-minute » se multiplient, profitant de l’impatience de leurs nouveaux clients. De plus, le conseiller est souvent le sésame indispensable pour des collectionneurs désireux de ne pas être relégués sur une liste d’attente.
Le conseiller vend son savoir et son image à la manière d’un pedigree. Prescripteur devant l’éternel, il façonne le buzz et les cotes. Il suffit que certains d’entre eux murmurent qu’il faut acheter Andro Vekua, David Noonan ou Mike Bouchet, et c’est la ruée.
En France, les conseillers de Bernard Arnault constituent une garde rapprochée parfois peu discrète dans les allées des foires. Hervé Mikaeloff, commissaire d’exposition et ancien chargé des arts plastiques pour la Caisse des dépôts et consignations, Patricia Marshall (conseillère également de la Collection Jumex de Mexico) et Jean-Paul Claverie, conseiller mécénat du groupe LVMH, courent le monde comme Suzanne Pagé, ancienne tête pensante du musée d’Art moderne de la Ville de Paris et désormais directrice de la future fondation de Bernard Arnault.
François Pinault s’est entouré pour sa part de Marc Blondeau (pionnier du métier qu’il a institutionnalisé dès 1987), Philippe Ségalot (ancien de Christie’s), Elena Geuna (transfuge de Sotheby’s), Caroline Bourgeois (pour la vidéo) et Alison Gingeras, précédemment passée par le Guggenheim et le Centre Pompidou.
Une expression traverse la planète art contemporain : on est collectionneur d’art ou collectionneur de trophées. Steve Cohen appartient à la seconde catégorie. Si le « top collectionneur », celui qui occupe la première place du classement d’Art Review depuis plusieurs années, est le milliardaire François Pinault, laissant derrière lui le publicitaire britannique et hyper médiatique Charles Saatchi, les nababs de l’immobilier comme le Californien Eli Broad ou les époux Rubell de Miami, Steve Cohen a quant à lui une trajectoire fulgurante. Une comète ? Qui peut dire si ce goût pour l’art sera durable. Il lui a permis de rentrer dans certains conseils d’administration de musées américains et d’obtenir une crédibilité sociale que sa fortune estimée à plus de 6 milliards de dollars ne lui avait pas complètement apportée !
« L’art le meilleur est le plus cher »
Le vernis social donné par l’art est un adoubement terriblement efficace. Eli Broad, le mogul (magnat de la presse) californien ne se prive pas pour le dire : « Beaucoup de gens ne s’intéressent à l’art contemporain que pour le cachet social. » Le dernier « truc » à la mode étant d’ouvrir sa fondation ou son propre espace. C’est le Los Angeles County Museum of Art qui hérite de la Fondation de Broad, sur un plan de Renzo Piano, dont les 56 millions de dollars de facture ont été réglés rubis sur l’ongle par le milliardaire.
Depuis 2003, Steve Cohen fait plutôt parler de lui dans les salles des ventes, consacrant 20 % de ses revenus à des achats conseillés par les galeristes Gagosian et Acquavella. C’est ainsi lui qui a acquis auprès de Charles Saatchi le requin de Damien Hirst pour la bagatelle de 8 millions de dollars et payé une ruineuse restauration (garantie satisfait ou remboursé sur 200 ans par l’artiste lui-même). « Je suis de la génération des Dents de la mer. Je savais que c’était LA pièce des années 1990 », donne-t-il comme argument décisif au New York Times.
Celui qui n’a commencé sa collection qu’en 2000 enchaîne depuis les records en millions de dollars, achetant pêle-mêle Monet, Manet, Pollock, Warhol et Lichtenstein. Un peu pigeon ? Avec de tels conseillers, on peut en douter. En tout cas, il a adopté l’équation résumée par Tobias Meyer, personnage clé de Sotheby’s : « L’art le meilleur est le plus cher. » Cohen, personnage discret, s’offre une campagne médiatique efficace et glamour. Pas le temps d’installer son goût, une tradition familiale, le magnat est un homme pressé, la retraite et le temps de courir les foires ne sont pas pour tout de suite.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Adeptes du Bling Market : les collectionneurs mènent la danse
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Pour un collectionneur américain, la question de l’art français ne se pose même pas. On dira avec provocation que l’art français n’existe pas pour lui. Invisible sur le marché international, sans espoir de plus-value, la création hexagonale n’est pas assez chère pour tenter les mégacollectionneurs, hormis quelques électrons libres comme Blake Byrne ou Hubert Newmann.
Le cercle est vicieux, et l’on en connaît la mécanique. Si les galeries alignaient leurs prix sur les standards anglo-saxons, les collectionneurs français ne suivraient plus. Car au-delà de 100 000 euros, ils jouent aux abonnés absents, du moins pour les artistes du cru. L’art français attend toujours son Saatchi.
Fuir les galeries françaises pour exister à l’international Faute de collectionneurs français assez fortunés ou stratèges, l’artiste Français reste moins cher. Ainsi en ventes publiques, le record pour Fabrice Hyber, détenteur d’un Lion d’or à la Biennale de Venise en 1997, stagne à 156 894 euros. En comparaison, Thomas Scheibitz, un artiste de sept ans son cadet, ordonnateur du pavillon allemand à la Biennale de Venise en 2005, a décroché l’année suivante le record de 307 200 dollars. Inutile de préciser qu’il n’est ici nullement question de qualité ou d’intérêt de l’art français. Voilà quelques années, Tatiana Trouvé remarquait, lors d’une exposition chez Bischoff/Weiss à Londres, que les prix de ses œuvres correspondaient à ceux d’un artiste débutant dans la galerie. Pas étonnant aujourd’hui de la voir adopter une stratégie plus offensive. L’artiste, auréolée de son prix Marcel Duchamp, travaille désormais avec trois galeries importantes, Johann König à Berlin, Emmanuel Perrotin à Miami et Almine Rech à Bruxelles. L’artiste n’étant pas représentée par les antennes parisiennes des enseignes françaises, les prix sont donc logiquement internationaux. Dernier français en date à entrer dans le cartel international, Adel Abdessemed vient d’intégrer la très puissante galerie new-yorkaise David Zwirner. Comme Tatiana Trouvé, il n’a plus de galeries en France. Un nouveau modèle, dangereux pour les galeries françaises, est-il en train de se mettre en place ?
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°601 du 1 avril 2008, avec le titre suivant : Adeptes du Bling Market : les collectionneurs mènent la danse