Stimulées par le succès de la collection Barnes, les expositions montées par des organismes extérieurs ou imaginées par les institutions elles-mêmes pour augmenter leurs ressources sont un des phénomènes marquants de ces trois dernières années. Au risque, parfois, d’un manque de rigueur scientifique et de l’oubli du principe de la gratuité des prêts d’œuvres d’art entre musées.
Organisée par Microsoft et la société Digitug, la présentation des 18 doubles feuillets manuscrits du Codex Leicester de Léonard de Vinci, acquis pour plus de 30 millions de dollars par Bill Gates en 1994, est un événement hautement médiatique. Distributeur exclusif pour l’Europe de l’immense banque d’images Corbis achetée par le Pdg de Microsoft, Digitug met en valeur le Codex ainsi que le cédérom conçu par la société. Le Musée du Luxembourg n’a eu qu’à prêter ses murs. Cette exposition, entièrement conçue par une équipe extérieure, n’est pas une première pour ce musée, qui n’a ni directeur, ni collection. Mais le principe s’étend à d’autres institutions. Alors que l’une des "vocations des conservateurs reste la réalisation d’expositions autant que l’entretien des œuvres", comme le rappelle Claude Petry, conservateur du Musée des beaux-arts de Rouen, les musées cèdent aujourd’hui leurs salles à des présentations livrées "clé en main". Dans l’espoir d’attirer un public plus large, de bénéficier de recettes ou de donations, ils "louent" leurs cimaises à de prestigieux ensembles, mais aussi parfois à des manifestations sans grand intérêt scientifique, organisées par des organismes indépendants.
Difficiles marchandages
En 1995, le Musée des beaux-arts de Rouen a accepté l’offre de l’Association France-Autriche d’une exposition "Klimt-Schiele-Kokoschka", qui a attiré plus de 50 000 personnes. L’Association a encaissé la recette de la billetterie dont elle a reversé une partie au commissaire-collectionneur Serge Sabarsky. De son côté, la même année, le Louvre a présenté les "Dessins français" de Louis-Antoine Prat (avril-juillet). Cette présentation était le corollaire d’une donation du collectionneur au musée. "Ce sont des choix difficiles", reconnaît Alain Madeleine-Perdrillat, responsable de la communication à la Réunion des musées nationaux, en commentant le versement des 2,5 millions de dollars (financés par Havas et la BNP) en échange des "Chefs-d’œuvre de la Fondation Barnes" présentés au Musée d’Orsay (septembre1993-janvier 1994), qui inaugurait alors une série d’expositions réalisées à partir de collections provenant de musées étrangers fermés pour travaux. Ils soulèvent surtout la question de "ces marchandages inacceptables", selon Flemming Johanssen, directeur de la Ny Carlsberg Glyptotek, qui a exposé – sans contrepartie financière – cinquante-huit peintures au Musée d’Orsay, "uniquement dans le but de les faire connaître, pendant que les bâtiments de Copenhague étaient en restauration". Mais ils sont loin d’être répréhensibles, d’après Niels-Kurd Liebgott, directeur du Musée National de Copenhague. "Ce ne sont pas des locations mais de simples contributions", explique-t-il après avoir versé 50 000 livres au British Museum pour que son musée soit l’une des étapes de la tournée mondiale de l’exposition des trésors assyriens "Nimrud et Ninive" (mai-septembre 1997) pendant la fermeture de leurs salles d’origine. Outre le coût a priori moindre de ces expositions "clé en main", moins lourdes à monter pour les musées d’accueil que des expositions originales, cette habitude engendre de nouvelles stratégies vers des pays très demandeurs.
Expositions lucratives en Asie
"Les groupes de presse sont de véritables organisateurs d’expositions au Japon, constate Christophe Monin, chargé des projets de recherche de mécénat vers l’Asie pour le Musée du Louvre, et s’ils gagnent de l’argent avec nos œuvres, il est normal que nous puissions en profiter." Ce musée a perçu 10 millions de francs, versés par le groupe de presse Nikkei, en "prêtant" en 1993 ses œuvres pour l’exposition "Des collections royales au Grand Louvre", qui a circulé à travers l’archipel. Encouragé par ce succès, le Musée d’Orsay s’est lancé à son tour sur le marché asiatique, particulièrement porteur. Plus aucun responsable de musée ne tergiverse aujourd’hui pour demander un pourcentage sur les entrées ou les ventes d’objets dérivés, en plus d’une donation initiale. Pourtant, tous se défendent de livrer des expositions "clé en main". Ils revendiquent le "sur mesure", puisque ces accrochages ont lieu dans des musées nationaux, sont accompagnés de catalogues cohérents, conçus en co-commissariat avec les institutions concernées, et ont des ambitions pédagogiques précises, comme "La vie urbaine au XIXe siècle", actuellement au Musée national d’histoire de Taiwan grâce au Musée d’Orsay, et "La peinture française du XVIIIe", préparée par le Musée du Louvre pour le Musée municipal de Tokyo au mois d’avril. Seul le Musée des beaux-arts de Lille concède avoir confié une sélection de chefs-d’œuvre, "De Véronèse à Goya", à cinq musées japonais (de mai 1991 à juillet 1994), sans thématique, mais avec catalogue. L’exposition a bénéficié d’un mécénat suffisant pour financer une partie des aménagements du futur musée, ainsi que l’acquisition d’une Vanité de Jan van Hemessen. Les sommes en jeu deviennent d’ailleurs tellement importantes que les mécènes japonais préfèrent ne plus les divulguer de crainte de faire monter les prix.
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L’essor du « clé en main »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°34 du 1 mars 1997, avec le titre suivant : L’essor du « clé en main »