Installé à Paris dans les années 1910, Raoul La Roche rencontre Le Corbusier qui lui construit à Auteuil une villa avant-gardiste. Sur ses murs immaculés, il entasse les plus beaux tableaux de Braque ou Picasso. Une collection de près de deux cents œuvres que tente
de réunir, le temps d'une exposition estivale, le Kunstmuseum de Bâle.
La scène artistique française de l’immédiat après-Première-Guerre-mondiale est largement déterminée par la recherche des successeurs du cubisme, l’avant-garde qui a dominé les années 1907-1914. A tel point qu’on pourrait considérer l’ensemble de cette période comme obnubilée par l’héritage de Braque et de Picasso, même lorsque cette obsession prend la forme d’un affrontement, dans le cadre du retour à une figuration plus traditionnelle qui voit, par exemple, Derain en appeler à Ingres et à Raphaël. Parmi les substituts potentiels du cubisme, un mouvement affirme très tôt sa dette et son désir de dépassement : le purisme d’Amédée Ozenfant et de Charles-Edouard Jeanneret – peintre qui se fera surtout connaître comme architecte sous le nom de Le Corbusier. La publication par ces deux artistes d’un manifeste, Après le cubisme, signale dès 1918 la revendication d’un renouvellement en même temps que d’une filiation. Pourtant, l’apport le plus durable du purisme pourrait bien ne pas avoir été les tableaux produits par ses protagonistes – somme toute généralement médiocres – mais plutôt la constitution par son biais d’une revue et d’une collection d’œuvres cubistes et postcubistes de première importance.
L’année même de la publication d’Après le cubisme, Jeanneret-Le Corbusier fait en effet la connaissance d’un jeune banquier, suisse comme lui, installé à Paris depuis 1911 pour y servir les intérêts de la banque familiale bâloise : Raoul La Roche. Les deux hommes, auxquels se joint vite Ozenfant, vont très rapidement devenir des amis proches. Menant une vie par ailleurs sans relief particulier (à tel point qu’on en sait peu de choses en dehors d’un dévouement constant pour ses compatriotes), La Roche adhère pleinement aux idées esthétiques des deux artistes, participe activement au financement de leur revue – L’Esprit nouveau –, et passe commande à Le Corbusier d’une villa édifiée à Auteuil, 10, square du Docteur-Blanche. Surtout, il va constituer, avec l’aide de ses deux amis, une collection majeure d’œuvres représentatives du cubisme et du purisme, à laquelle plusieurs pièces de la villa seront d’ailleurs consacrées. Lorsqu’il mettra fin à ses activités de collectionneur, en 1928, il possèdera près de 160 œuvres, dont la plus grande partie fera l’objet, à partir de 1952, de plusieurs donations au musée de sa ville natale, le Kunstmuseum de Bâle, tandis que quelques tableaux seront donnés en témoignage de reconnaissance à des institutions françaises – musée national d’Art moderne de la Ville de Paris et musée des Beaux-Arts de Lyon –, le reste demeurant en mains privées. Exceptionnelle par sa qualité, cette collection témoigne aussi d’une rare concentration, reflet des conceptions théoriques qui n’ont cessé de la guider.
Elle trouve son origine dans les ventes Uhde et Kahnweiler, entre 1921 et 1923. Les collections et les stocks de ces deux marchands allemands avaient été saisis comme biens ennemis dès le déclenchement des hostilités, en 1914. Ils sont dispersés en plusieurs ventes publiques entourées d’une forte publicité au titre des réparations et dommages de guerre. A cette occasion se trouvent ainsi jetés sur le marché, en même temps, des ensembles considérables d’œuvres dont la nature avant-gardiste rend difficile la vente, ce qui provoque bien sûr une chute de leur cote. Aubaine pour de jeunes collectionneurs peu fortunés, et pour des marchands concurrents plus avisés, ces ventes sont l’occasion pour La Roche d’acquérir à bas prix des tableaux historiques – de Braque, de Picasso, et de Léger – ainsi que quelques papiers collés. Ces œuvres formeront le noyau de la future collection et en marquent déjà nettement les principales orientations. La Roche a agi ici par l’intermédiaire d’Ozenfant, qui deviendra pour lui, pendant une dizaine d’années, un très efficace courtier : c’est Ozenfant qui enchérit en son nom, pour une somme totale de 50 000 francs de l’époque. Aussi peut-on penser que cette première sélection est en grande partie le reflet des choix de cet intermédiaire, qui vient d’en exposer les principes dans le numéro de janvier 1921 de L’Esprit nouveau, par un article intitulé « Le purisme ». Il y affirme notamment l’importance décisive du cubisme en même temps que la nécessité de son dépassement, suggérant par avance l’apparence des tableaux puristes à venir : « De toutes les écoles de peinture récentes, le cubisme seul a pressenti l’avantage du choix d’objets sélectionnés et de leur association fatale. Mais, par une erreur paradoxale, le cubisme, au lieu de dégager les lois générales de ces objets, n’en a montré que des aspects accidentels. [...] Le cubisme a fait des pipes carrées pour les associer à des boîtes d’allumettes, et des bouteilles triangulaires pour les associer à des verres coniques. »
Les œuvres acquises au départ se caractérisent toutes par leur clarté d’expression, elles sont en quelque sorte ce qu’il faut sauver du cubisme, ou plutôt ce dont les puristes vont pouvoir se servir pour créer des œuvres plus maîtrisées. Il s’agit essentiellement de tableaux représentatifs du cubisme analytique de Braque, ainsi que de quelques œuvres, en particulier des papiers collés, où se marque son passage au cubisme synthétique. Certaines d’entre elles comptent déjà parmi les œuvres majeures du mouvement.
Il est significatif que la collection La Roche se soit dès cette époque concentrée sur les cubistes historiques, en délaissant en particulier tous les épigones comme le groupe de Puteaux – Metzinger, Gleizes – mais aussi ceux qui, à Paris, plaçaient dans les questions de couleur l’essentiel de leurs préoccupations, comme Delaunay. Les goûts de La Roche semblent ne l’avoir porté ni vers les subtilités théoriques – il préfère la clarté de l’énoncé plastique – ni vers les effusions chromatiques – il aime plutôt la rigueur du dessin. C’est sans doute la raison pour laquelle pouvait être toléré l’effet bâclé des tableaux de Léger. Celui-ci, en effet, ne concernait que l’application des couleurs, et n’affectait pas la précision du trait. Lorsqu’il fera l’acquisition d’œuvres postérieures à 1914, La Roche n’ajoutera que cinq noms à ceux déjà apparus. L’un, celui du peintre naïf André Bauchant, est un trait d’époque : il restera une exception, puisqu’un tableau seulement de lui sera acquis. Quant à la cinquantaine d’œuvres de Le Corbusier et d’Ozenfant, elles témoignent d’un fort engagement auprès de ses deux amis. Le choix par La Roche d’en placer plusieurs dans sa chambre à coucher montre qu’il ne s’agit pas là uniquement d’un geste public. Mais c’est dans l’accrochage des pièces principales de la villa, où les œuvres des deux amis sont placées aux côtés des chefs-d’œuvre de Braque et de Picasso, que se marque surtout cet engagement. Cette attitude a cependant un aspect plus négatif, puisqu’elle conduit du même coup à ignorer toutes les autres relèves du cubisme, depuis le cubisme décoratif de Valmier jusqu’à l’abstraction de Mondrian, en passant par les variantes pré-surréalistes de Masson. Elle est en fait un véritable acte de foi, généreux sinon clairvoyant. Et La Roche s’y retrouve finalement assez isolé, car, si l’on en croit un correspondant de Léger en 1926, « l’étendue du marché [d’Ozenfant] est grande comme un mouchoir de poche » et « à part La Roche il n’a pas plus de quatre ou cinq tableaux vendus dans le monde entier ». Le cas de Lipchitz et de Gris est plus complexe, car il montre, aussi bien que les nombreuses acquisitions d’œuvres de Léger, et dans une moindre mesure de Braque, à quel point les choix de La Roche – par l’intermédiaire d’Ozenfant – reposent sur ceux du marchand Léonce Rosenberg.
Il est clair que La Roche, tout en faisant preuve de goûts affirmés, a toujours eu besoin de conseillers : toutes les œuvres qu’il acquiert en dehors des ventes Uhde et Kahnweiler, à l’exception de celles signées Ozenfant et Jeanneret, le sont à la galerie L’Effort moderne, dirigée par Léonce Rosenberg. Certes, certains artistes exposés par cette galerie ne semblent pas avoir retenu l’attention du collectionneur, le Picasso d’après-guerre en particulier, sans parler de Mondrian. Mais le rôle crucial de l’intermédiaire est assez marqué par le fait qu’aucune œuvre de Braque ne figure dans la collection qui soit postérieure à son départ de la galerie, en 1921. Il en va de même pour Lipchitz dont les quatre sculptures entrées dans la collection datent de 1918-1920, ainsi que pour Gris dont les vingt-huit tableaux appartiennent exclusivement à la période 1915-1920, c’est-à-dire les années où Rosenberg a acheté des œuvres de ces artistes, avant que ceux-ci ne rompent les contrats qui les liaient à sa galerie. Presque tous les tableaux de Gris dans la collection sont par ailleurs des natures mortes. Les portraits, les paysages et les arlequins, qui forment alors pourtant une part essentielle de la production du peintre, n’y sont presque pas représentés – La Vieille de 1920 et La Femme à la mandoline peinte en 1916 d’après Corot faisant alors figure d’exceptions. La parenté dans ce cas avec les œuvres du purisme est éclatante, qui concentre l’attention sur l’iconographie et les qualités que défendra leur manifeste « Vers le cristal » de 1925 : « un état de clarification, de condensation, de fermeté, d’intensité, de synthèse. » Seul Léger, peut-être parce qu’il est un proche ami d’Ozenfant, fait exception à cette restriction des choix et à cette dépendance vis-à-vis de Rosenberg. La Roche en acquiert alors la production sous tous ses aspects, souvent avec un choix particulièrement avisé – depuis les compositions à personnages comme Les Acrobates dans le cirque de 1918 ou l’abstraction des Eléments mécaniques de 1918-1923 – seul tableau non-figuratif de la collection -, jusqu’aux Nus sur fond rouge de 1923 ou aux natures mortes d’objets sectionnés et disposés latéralement, dont l’important Mouvement à billes de 1926. L’arrivée de la crise économique, à partir de 1929, semble avoir considérablement réduit ses moyens, même si les acquisitions s’étaient un peu ralenties depuis plusieurs années. Comme beaucoup de collectionneurs brutalement stoppés dans leur élan, La Roche n’y reviendra pas ; y compris lorque les difficultés seront passées. La collection est donc en l’état où l’a laissée la fin des années 20, hormis quelques œuvres de Le Corbusier et d’Ozenfant dont la plus tardive date de 1935. Elle est semblable, à peu de choses près, à ce que montre un article illustré de Vogue paru en 1926. Celui-ci permettait déjà de juger de la passion du collectionneur pour un véritable style cubiste, qui s’exprime jusque dans l’accrochage et l’harmonie avec l’architecture. De ce style sont pratiquement absentes les expérimentations moins contrôlées de ce mouvement. Seuls les moments de maîtrise ont été retenus. Comme si La Roche était resté, jusqu’à sa mort en 1965, malgré les bouleversements de l’histoire, fidèle au mot d’ordre posé en 1918 par Après le cubisme : « Voici que l’ordre, la pureté éclairent et orientent la vie ; cette orientation fera de la vie de demain une vie profondément différente de celle d’hier. Autant celle-là était troublée, incertaine de sa voie, autant celle qui commence la discerne lucide et nette. »
Le Corbusier et son ami Raoul La Roche meurent la même année, en 1965. Soucieux d'éviter la dispersion de ses carnets, études et plans, le premier avait, bien avant sa disparition, jeté les bases d'une fondation à laquelle il céda l'ensemble de ses biens. Le second, président d'honneur de ladite fondation, lui légua la Villa La Roche, un écrin des plus appropriés pour recevoir les œuvres de celui qui fut son concepteur. La Fondation Le Corbusier s’est donnée pour ambition de conserver et promouvoir ce patrimoine immobilier ainsi que les riches collections qu'il renferme. Architecte, urbaniste, peintre, graveur, sculpteur, écrivain, Le Corbusier a en effet laissé un œuvre considérable dont la Fondation possède la part la plus significative : pas moins de 33 000 plans originaux accompagnés d'un ensemble de maquettes, un fonds unique d'archives manuscrites, de photographies et de documents audiovisuels ; sans oublier le mobilier et les œuvres plastiques de l'architecte, exposés en permanence et accessibles au public. Fondation Le Corbusier, 8-10, square du Docteur-Blanche, 75016 Paris.
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La passion cubiste de Raoul La Roche
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°498 du 1 juillet 1998, avec le titre suivant : La passion cubiste de Raoul La Roche