La nouvelle Saatchi Gallery s’installe au cœur de Londres

L'ŒIL

Le 1 avril 2003 - 1583 mots

Située dans le décor très officiel du County Hall, en face du Parlement à Londres, la nouvelle Saatchi Gallery sera inaugurée le 17 avril avec une exposition de l’œuvre de Damien Hirst. Elle présentera en permanence une large sélection d’artistes anglais soutenus par le mécène Charles Saatchi. Retour sur un phénomène des années 1990.

Si on mesure le succès d’une école d’art aux controverses qu’elle génère, alors les YBA (Young British Artists) sont de loin le phénomène le plus marquant des années 1990. Requin entier ou veau scié en deux nageant dans des bains de formol, lit défait et autres bronzes anatomiques haut de six mètres, ces chefs-d’œuvre des YBA ont quelque chose, ou plutôt quelqu’un, en commun : Charles Saatchi, l’ange gardien de l’art contemporain d’outre-Manche. Né en Irak en 1943, fondateur avec son frère Maurice de la fameuse agence de publicité Saatchi & Saatchi en 1970, Charles atteint la célébrité avec ses campagnes pour la Dame de fer. En 1985, il ouvre la Saatchi Gallery, un entrepôt de trois mille mètres carrés sur Boundary Road, au nord de Londres, où il expose surtout des artistes américains de sa collection : Donald Judd, Brice Marden, Cy Twombly et Andy Warhol font partie de la manifestation inaugurale. Non pas une galerie au sens commercial du mot mais bien un lieu d’exposition dans l’esprit d’une fondation privée, la Saatchi Gallery attire dès le départ un public nombreux. En 1987, Charles Saatchi passe à la génération d’artistes suivante avec « NY Art Now » une exposition qui regroupe Jeff Koons, Robert Gober, Ashley Bickerton, et Phillip Taaffe. Charles Saatchi se décrit lui-même comme un « gourmand du brièvement neuf », mais il a trouvé une véritable vocation de mécène à partir de 1988, l’année de l’exposition « Freeze », organisée par l’artiste Damien Hirst dans un entrepôt des Surrey Docks à l’est de Londres. C’est de cette première manifestation collective des futurs YBA, et de l’acquisition l’année suivante d’une tête de vache dans une boîte en verre (sic) par Damien Hirst que date le soutien presque sans faille de Charles Saatchi pour la nouvelle école anglaise. En 1991, le mécène commande à Hirst ce qui sera considéré comme son chef-d’œuvre, The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living un requin suspendu dans du formol. L’année suivante, la Saatchi Gallery entame une série d’expositions des YBA avec des œuvres de Damien Hirst, Gary Hume, Sarah Lucas, Jenny Saville, Rachel Whiteread et Tracy Emin. En 1995, Damien Hirst emporte le premier prix Turner, décerné à la Tate Gallery, et la presse anglaise se déchaîne contre lui. Selon le Daily Mail, « depuis mille ans, l’art est la plus puissante des forces civilisatrices. Aujourd’hui des brebis embaumées et des lits souillés risquent de faire de nous tous des barbares ».
Ignorant les controverses suscitées par ses expositions de Boundary Road, Charles Saatchi passe à la vitesse supérieure en 1997, organisant « Sensation : Young British Art from The Saatchi Collection » à la Royal Academy of Arts, une exposition de quarante-deux de ses artistes. Avec plus de trois cent mille visiteurs et un déchaînement dans la presse autour du portrait de la meurtrière Myra par Marcus Harvey, le pari est largement gagné. La même manifestation organisée au musée de Brooklyn en 1999 vaut une intervention musclée de la part du maire de New York, Rudy Giuliani et de l’église catholique contre une œuvre de Chris Ofili qui représente une Sainte Vierge réalisée en excrément d’éléphant : succès public assuré.
Tout mécène qu’il est, Charles Saatchi a certainement su tirer profit de la notoriété des artistes qu’il a soutenus. Et s’il achète le Lit de Tracey Emin cent cinquante mille livres et le grand bronze Hymn de Damien Hirst un million de dollars, il sait aussi organiser des ventes d’œuvres au moment propice. Curieusement, c’est Hirst lui-même qui a osé en 2001 jeter une pierre contre Charles Saatchi, déclarant que son bienfaiteur ne « reconnaissait l’art qu’avec son portefeuille. D’abord il a voulu acheter une banque, a poursuivi l’artiste, et ensuite il a voulu prendre le contrôle de l’art ».

Un lieu approprié au nouvel art anglais
En dépit de cette attaque, Hirst fera l’objet de la première exposition temporaire de la nouvelle Saatchi Gallery. En effet, Charles Saatchi a décidé qu’il était temps de quitter Boundary Road, lieu il est vrai un peu excentré, pour venir vers le cœur de Londres, dans le County Hall, sur la rive sud de la Tamise pratiquement en face du Parlement. Construit entre 1911 et 1933 avec des ajouts et modifications en 1958, 1963 et 1974, County Hall était le siège du London City Council (et ensuite du Greater London Council) jusqu’en 1986, date de l’abolition par Mme Thatcher de l’équivalent de la mairie de la capitale. Achetée par la société japonaise Shirayama, l’énorme structure contient actuellement deux hôtels, un aquarium, un musée Dali, et les caisses du « London Eye », la grande roue qui offre aux touristes une vue imprenable sur le centre de Londres. Mais une partie des salons d’apparat et des grands bureaux du premier étage est restée inoccupée depuis le départ de la mairie. Puisque la structure et ses boiseries sont classées monument historique par English Heritage (Grade II-listed building), les salons du County Hall ne pouvaient en aucun cas être modifiés. La décision de Charles Saatchi d’occuper quatre mille mètres carrés du premier étage en a surpris plus d’un. En effet, le style plutôt sévère et lourd du décor est loin de l’espace dépouillé et blanc de Boundary Road. « Je suis convaincu que le nouvel art anglais est le plus excitant qui soit, et il fallait lui offrir un lieu approprié », a déclaré Saatchi. Et la presse de citer son espoir d’y attirer sept cent cinquante mille visiteurs par an pour y voir les pièces maîtresses des YBA. La plus grande salle doit accueillir le requin et le gigantesque torse en bronze du plus médiatique d’entre eux, Damien Hirst.
L’annonce de l’arrivée de Saatchi sur les rives sud de la Tamise, à quinze minutes de marche de la nouvelle Tate Modern, n’a pas manqué de susciter une nouvelle polémique, en partie nourrie par le mécène lui-même. Saatchi s’en est notamment pris au Prix Turner. « Le grand art, dit-il, doit donner un vrai plaisir visuel. Il doit aussi surprendre et faire penser. Tel n’est pas le cas de l’art à pseudo-controverse réchauffé que le jury du Prix Turner prime actuellement en pensant qu’il s’agit d’une véritable avant-garde. » Est-ce que les jeunes artistes anglais que soutient Saatchi ont d’ores et déjà été supplantés par une nouvelle génération ? D’aucuns prêtent à Saatchi l’intention de créer son propre prix d’art prochainement. L’écrivain Tom Stoppard s’est à son tour ému de l’absence de créativité des artistes du groupe YBA qui, comme Hirst, font exécuter leurs œuvres par des assistants. « C’est un art sans valeur spirituelle », a déclaré l’auteur à l’occasion du dîner annuel de la Royal Academy.
Une bonne partie de l’action de Charles Saatchi vise clairement à augmenter la valeur marchande des artistes qu’il soutient, parfois très brièvement. Mais installer le requin de Hirst à quelques pas de la tour de Big Ben dans un décor tout ce qu’il y a de plus officiel relève d’une gageure pour le moins inattendue.
Nicholas Serota, directeur de la Tate Gallery, s’est contenté de dire qu’il était heureux de voir un nouveau musée venir sur les rives sud de la Tamise. Au-delà des questions posées par l’ouverture de la nouvelle Saatchi Gallery, c’est un fait que la South Bank prend de l’ampleur sur le plan culturel et architectural. Auprès du Royal Festival Hall, de la Hayward Gallery et du National Theatre, sont venus s’installer non seulement la Tate Modern avec son Millennium Bridge par Norman Foster, et plus récemment encore le nouveau siège de la mairie de Londres, la GLA (également par Foster) et bientôt peut-être les soixante-six étages du London Bridge Tower par Renzo Piano. Le Design Museum vient compléter ce quartier culturel du sud de Londres, qui offre décidément un large choix aux visiteurs.
Quelle que soit l’opinion que le public se fera de la nouvelle Saatchi Gallery, on y constatera un choix esthétique en rupture avec les espaces blancs qui ont dominé galeries et musées d’art contemporain jusqu’à une date récente. L’aménagement de la Tate Modern par Herzog et de Meuron laissait entrevoir cette possibilité, tout comme des nouveaux lieux d’outre-Atlantique dans le style du Mass MoCA (Bruner/Cott & Associates, architectes, North Adams, Massachusetts, 1988-1999) où le mur blanc est délaissé en faveur du décor industriel. Le Palais de Tokyo à Paris, aménagé par Lacaton et
Vassal, prône lui aussi une « non-intervention » architecturale. Mais là où Saatchi diverge, c’est dans son acceptation (certes sur l’insistance d’English Heritage) d’un décor imprégné d’un style bureaucratique et sans grande imagination. Lorsque Tom Stoppard lançait sa critique des YBA, il rappelait que l’urinoir de Marcel Duchamp (Fontaine) était une attaque contre les orthodoxies artistiques de l’époque, mais qu’aujourd’hui les jeunes artistes incarnaient eux-mêmes l’orthodoxie, soutenus par le pouvoir de l’argent et de l’Establishment. Tel est peut-être le message le plus clair de la nouvelle Saatchi Gallery.

Saatchi gallery, County Hall, Southbank, ouverture à partir du 17 avril, du dimanche au jeudi de 10 h à 18 h, les vendredi et samedi de 10 h à 22 h, tarif : 8,50 livres (12,41 euros). Tél. pour information : 00 44 (0)20 7823 2363. www.thesaatchigallery.co.uk

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°546 du 1 avril 2003, avec le titre suivant : La nouvelle Saatchi Gallery s’installe au cœur de Londres

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