À Moscou, l’ancienne Maison de la photographie devenue Multimedia Art Museum (Mamm) fête ses vingt ans.
Olga Sviblova, sa fondatrice, revient sur deux importantes expositions programmées le mois dernier sur Alexander Rodtchenko et Sergueï Eisenstein à la lumière du contexte
politique international.
Dans le cadre de la programmation de ses vingt ans, le Mamm vient de présenter deux expositions sur les avant-gardes russes : une rétrospective de Rodtchenko et une exposition sur le cinéaste Sergueï Eisenstein. Quelle était la situation des avant-gardes avant la création du musée ?
Il n’y avait pas de public à l’époque de l’Union soviétique. Dès lors, comment pouvait-il connaître ses avant-gardes ? Il faut se souvenir que le Carré noir de Malevitch a été présenté pour la première fois en Russie à la Galerie Tretiakov en 1988. Quant aux premières expositions de Rodtchenko en Russie, elles ont été organisées par nous. Rodtchenko comme Eisenstein n’étaient pas interdits, mais ni l’un l’autre n’étaient montrés.
Pourquoi refaire aujourd’hui une nouvelle exposition Rodtchenko ?
La rétrospective Rodtchenko a été montrée il y a dix-neuf ans au MoMA, à New York. Elle était plus petite et moins riche que celle que nous venons de présenter, qui est aussi plus logique. Quatre ans ont été nécessaires pour la préparer, et un million de roubles seulement, dans un délai très rapide – je remercie tous mes collègues des musées, le Musée Pouchkine, la Galerie Tretiakov, etc., qui nous ont prêté gratuitement les œuvres, ainsi qu’Alexandre Lavrentiev, le petit-fils de Rodtchenko, qui a soutenu cette expo. Sans son aide, cela aurait été plus compliqué.
J’ai réalisé beaucoup d’expositions sur Rodtchenko, plus de cinquante à l’étranger et près de vingt en Russie. À la fin du mois de juillet dernier, j’ai compris que nous allions faire cette rétrospective, car les 20 ans du Mamm sont non seulement l’occasion de voir ce que l’on a fait, mais aussi de regarder vers le futur. Dans des périodes de stagnation comme la nôtre, nous devons regarder les vecteurs de mouvement, et l’avant-garde russe est le bon exemple des rêves de futur qui naissent dans un moment douloureux, comme les années 1920 en Russie. En 1918, lorsque la Première Guerre mondiale se termine enfin, la guerre civile commence en Russie ; c’est la famine, il n’y a pas de travail et Rodtchenko doit changer cinq fois de chambre sans chauffage, ne pouvant commencer à retravailler qu’au printemps. Pourtant, les gens avaient plein de rêves pour le futur ! Rodtchenko n’est pas qu’un grand artiste, il est aussi un grand visionnaire. Pour moi, sa vision du futur est plus intéressante que jamais.
La programmation du Mamm a-t-elle pu parfois déranger en Russie ?
Chaque fois que j’ai désiré faire une exposition, j’ai regardé comment je pouvais la réaliser, combien cela coûterait et aussi comment faire pour que je ne doive rien à personne ! Parfois, il faut attendre plusieurs années. Par exemple, j’étais amoureuse du travail de Rebecca Horn depuis 1988 et, depuis cette date, je rêvais de faire sa rétrospective. Elle est venue à Moscou, nous avons appris à nous connaître, elle a été séduite par le musée et, finalement, nous avons pu faire cette rétrospective en 2013 au Mamm.
En 2006, 2007 et 2008, les expositions étaient plus faciles à monter. À partir de 2008, il y a eu la crise, mais comme je la pressentais venir – le marché était si gonflé qu’il ne pouvait qu’exploser –, nous avons donc survécu à la crise. En 2011-2013, les partenaires sont revenus, ce qui nous a permis de programmer des projets très coûteux, comme les expositions de Marc Quinn (2012) ou la collection de Damien Hirst (2013) dans laquelle nous avions neuf Koons – qui a été un énorme succès. Il y a des moments où l’on peut se permettre des projets chers, d’autres où on ne le peut pas ; il faut donc confronter ses rêves à la réalité, et trouver des solutions.
Les expositions Rodtchenko et Eisenstein cherchent-elles à transmettre un message politique ?
L’art n’apporte pas de réponses ; il pose des questions. Moi, je ne fais pas d’exposition pour la beauté de faire une exposition, mais parce que je pense qu’elle peut faire passer un « message ». Avec Eisenstein, j’ai beaucoup réfléchi au phénomène « Trump ». Ce qui se passe aux États-Unis se passe partout dans le monde, sauf qu’il y est un peu plus visible qu’ailleurs. C’est le symptôme d’une maladie plus générale, celle du populisme et de l’absolutisme : pour gagner des élections, le futur président doit être populiste. En même temps, dès qu’il gagne, nous nous trouvons confrontés à l’absolutisme.
Le cinéaste Sergueï Eisenstein nous apprend comment fonctionne l’individu, quels sont ses mécanismes. Son Ivan le Terrible montre comment Ivan IV de Russie se construit autour du mythe qu’il y a des ennemis à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Mythe qu’utilisent aujourd’hui encore les régimes politiques. En revoyant le film, on comprend pourquoi la première partie a été autorisée et la deuxième, « La conjuration des Boyards », censurée par Staline [la troisième partie n’a jamais été terminée, ndlr]. Le modèle qu’il décrit est celui de tous les pouvoirs absolus. Au départ, le leader totalitaire veut toujours le bien du pays, puis il s’enferme dans la solitude et doit alors sauver son pouvoir au lieu de regarder vers le futur. L’exposition que nous avons montrée pose les deux questions de base : la question des masses populaires porteuses d’une force à laquelle on croyait, ou voulait croire, et celle du pouvoir absolutiste et de la tragédie du pouvoir, thème qu’Eisenstein aborde dans Alexandre Nevski et dans Ivan le Terrible. Mais cette exposition est aussi une analyse esthétique des films d’Eisenstein, qui était très lié à l’avant-garde. L’avant-garde a porté le même regard admiratif sur les gens et les machines.
Le Mamm est-il aussi, d’une certaine manière, un projet politique ?
Non. Je ne suis pas une politicienne. Être politicien, c’est un boulot, un métier. Moi, je suis une professionnelle de l’art.
J’ai travaillé sur Paul Florensky [1882-1937], un philosophe religieux et scientifique que l’on comparait, pour l’étendue de ses connaissances, à Léonard de Vinci. Florensky a par exemple écrit sur la géométrie. Je ne peux pas dire que j’aime plus la science que l’art, mais j’ai une admiration profonde pour les scientifiques. Pour moi, ces derniers sont de grands artistes. Les plus grands scientifiques sont de plus grands artistes que tous les artistes réunis. Lorsqu’il a été arrêté pour la troisième fois, Florensky a écrit un livre, jamais édité, sur l’organisation idéale du système politique en Russie. Pour lui, il ne faudrait jamais donner le pouvoir au peuple, mais aux professionnels. Politicien, c’est un métier, comme mathématicien ou chimiste.
Moi, je ne suis pas politicienne, mais chaque exposition doit avoir un message, un message existentiel, un message de vie. La mission du musée est de transmettre l’énergie vitale. Le musée ne travaille pas avec les masses, mais avec le public. Lors des visites que nous organisons, nous travaillons avec chacun, les yeux dans les yeux. Le Mamm ne diffuse pas de message politique, mais la politique fait partie de la vie. Si personne n’a les réponses aujourd’hui aux questions posées par Eisenstein, l’art peut nous les apprendre.
Un changement politique s’opère partout dans le monde. Êtes-vous optimiste pour l’avenir de la création ?
La création se développera toujours, même dans l’absolutisme. Le musée regardera du côté d’Internet, de la création de machines et des sciences. Je n’aime pas trop quand les artistes illustrent les idées scientifiques ; dans le futur, les scientifiques créeront aussi, car ils comprennent plus vite la logique de l’art que les artistes ne comprennent celle des sciences. En 2007, j’avais déjà présenté au pavillon russe de la Biennale de Venise l’exposition « Click I Hope » qui était pionnière en la matière. La vie a toujours raison, et il vaut mieux regarder devant que derrière. Il faut regarder le futur avec optimisme car, de toute façon, notre terre disparaîtra un jour. Si le monde change, si la communication change, les stratégies de l’art doivent elles aussi changer. Que se passera-t-il demain ? C’est la mission des artistes et des musées d’inventer la langue du futur.
1996 - Olga Sviblova prépare la première Photobiennale de Moscou (92 expositions) qui marque la création de la Maison de la photographie de Moscou
2001 - Le musée est en travaux, il expose au Manège de Moscou. Son nom devient Complexe multimédia des arts actuels
2006 - L’École de photographie et de multimédia Rodtchenko est créée au sein du Complexe multimédia
2010 - Ouverture du nouveau bâtiment. Le Complexe prend le nom de Multimedia Art Museum (Mamm)
2017 - En 20 ans, le musée a programmé plus de 1 500 expositions en Russie et à l’étranger
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« La création se développera même dans l’absolutisme »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°699 du 1 mars 2017, avec le titre suivant : « La création se développera même dans l’absolutisme »