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Jean-Michel Frank, « Cet étrange luxe du rien »

Par Pierre-Emmanuel Martin Vivier · L'ŒIL

Le 1 juin 2003 - 3530 mots

Trop allusif, trop subtil pour avoir été annexé dans la mouvance « déco », Jean-Michel Frank est le grand absent de l’exposition « Art Deco » du Victoria & Albert Museum de Londres. Quarante ans après le premier article qui lui fut consacré dans L’Œil, nous rendons hommage à cet inventeur de l’antidécoration.

C’est dans les colonnes de L’Œil que Jean-Michel Frank fut redécouvert voici quarante ans. Dans le numéro de mai 1963, Josette Devin lui consacre un article intitulé : « Jean-Michel Frank. Un décorateur oublié. » Écrit à partir d’un entretien avec Adolphe Chanaux, l’associé du décorateur, notre collaboratrice posait les premiers éléments de sa biographie et permettait de découvrir, à partir de photographies conservées par Chanaux, ses ensembles les plus significatifs. L’engouement pour l’Art déco, qui débute au début des années 1970, imposera progressivement Jean-Michel Frank comme l’une de ses plus fortes personnalités aux côtés de Ruhlmann, Legrain ou Iribe. Profitant de cet engouement, José Alvarez, fondateur des éditions du Regard, lui consacre la première et unique monographie. Publié en 1980, l’ouvrage, abondamment illustré des photographies noir et blanc des archives d’Adolphe Chanaux, révèle la diversité de l’œuvre du décorateur. Le texte de Léopold Diego Sanchez, historien de l’art, enrichit les informations récoltées par Josette Devin de nouveaux éléments puisés dans quelques souvenirs négligés par les spécialistes des arts décoratifs comme ceux de Jacques Porel publiés en 1951 et de témoignages recueillis auprès d’anciens collaborateurs, de clients et d’amis. Réédité en 1997, l’ouvrage est alors enrichi de nombreux documents en couleurs, parfois contestables, sans que la vie et l’œuvre du décorateur n’aient fait l’objet d’une recherche nouvelle. Pourtant la plupart des spécialistes s’accordent à dire que nos connaissances sur le décorateur comportent de nombreux points d’ombre et d’inexactitudes qui nuisent à l’appréciation de son œuvre.
Qui était Jean-Michel Frank ? Nos connaissances actuelles font de lui un personnage de roman, mais de roman noir : disparition de ses deux frères dans les tranchées lors de la Première Guerre mondiale, suicide de son père brisé par le chagrin, mort de sa mère qui avait sombré dans la folie. Juif, homosexuel, d’un physique intéressant mais peu flatteur, Frank souffre de crises dépressives qui l’obligent à de longues retraites dans les maisons de repos. Son suicide à New York en 1941 achève d’une note fatale les dernières péripéties du drame : l’exil pour fuir le nazisme qui tua sa lointaine cousine Anne Frank.

La mention de Frank dans de nombreux écrits de l’époque livre quelques clés de sa personnalité. Élève au lycée Janson-de-Sailly à Paris, il se lie d’amitié avec quelques jeunes gens qui allaient s’illustrer dans les arts et les lettres. Tous évoquent un personnage brillant mais différent, et s’interrogent sur cette singularité. Le futur académicien Jacques de Lacretelle s’inspire de ses traits physiques et psychologiques pour camper le héros d’un de ses plus grands succès Silbermann, prix Femina en 1922 : « Il était petit et d’extérieur chétif. Sa figure que je vis bien, car il se retournait et parlait à ses voisins, était très formée, mais assez laide, avec des pommettes saillantes et un menton aigu. Le teint était pâle, tirant sur le jaune ; les yeux et les sourcils étaient noirs, les lèvres charnues et d’une couleur fraîche. » Lacretelle fait de son héros un enfant surdoué parlant l’anglais couramment, et s’émerveille de son intelligence et de sa culture : « Qu’il fût supérieur à tous les camarades que j’avais, cela était évident et je n’en doutais pas ; mais je jugeais encore que je n’avais rencontré ni dans ma famille ni parmi notre milieu quelqu’un qui lui fût comparable. » Dans ses mémoires intitulés Fils de Réjane, le critique Jacques Porel, nous décrit Frank adolescent : « C’était un être sans âge. Et sans sexe. Demeuré tout petit, ce rhétoricien marchait, pour se rehausser, sur la pointe des pieds. Il était rare qu’il posât les talons à terre. Sa tête était celle d’un jeune oriental aux yeux de velours. Ses cheveux noirs bouclés étaient cheveux de femme. Son teint avait cette pâleur teintée de mauve que tous, les écrivains romantiques jusqu’à Baudelaire, réclament pour leurs héroïnes. Sa voix qui, pour un instant, pouvait descendre à un registre normal, remontait bien vite vers ces notes par lesquelles, devenu homme, il s’exprimait encore. » Porel était frappé par l’érudition du garçon et « l’imaginai[t] dans le boudoir de sa mère recroquevillé sur un sofa, posant sa tête brune sur ses doigts allongés et lisant des livres difficiles, interdits ». Ces références littéraires démontrent la fascination suscitée par Frank, lui qui n’éprouve aucune difficulté à imposer son style à des personnalités aussi vétilleuses que François Mauriac qui n’hésitera pas à reléguer ses portraits de famille au grenier pour laisser place à « cet étrange luxe du rien ». Les meubles et les lampes, dans le « goût abbatial-cellule » selon le mot de Jacques-Émile Blanche, seront donnés au musée du Louvre qui les déposera au musée des Arts décoratifs de Paris. Elles nous rappellent aussi que c’est dans le milieu littéraire que Frank fera ses débuts, avant de devenir le décorateur à la mode dans les années 1930. Entre-temps, il aura rencontré les Noailles.

Les salons Noailles
Romanciers, critiques, auteurs pour le théâtre, polémistes, musiciens ; nombreux sont les intellectuels meublés ou « conseillés amicalement » par Frank : Édouard Bourdet, Jean Alley, Marc Chadourne, Pierre Drieu La Rochelle, Cole Porter et sans doute Aragon et René Crevel. Crevel, ancien condisciple de Janson que Frank visitera en Suisse lors de ses douloureux séjours en sanatorium et avec qui il entretiendra une correspondance suivie. Ces amitiés conduiront Frank à rencontrer les mécènes les plus importants de la scène parisienne à l’époque : Charles et Marie-Laure de Noailles. C’est chez eux qu’il conçoit à partir de 1926 les réalisations qui lui apporteront la célébrité : deux salons et une terrasse dans leur hôtel de la place des États-Unis à Paris. Au cours du premier semestre de 1926, Man Ray sera invité à venir les photographier. Le premier salon, un fumoir aux murs uniquement recouverts de carreaux de parchemin blanc, s’organise autour d’une cheminée en mica.

Le mobilier aux lignes strictes et aux volumes parallélépipédiques est traité avec une grande recherche de matière : paille, parchemin, cuir, sycomore, bronze, ivoire et quartz. Une porte en bronze permet l’accès au second salon dont les murs, lambrissés de paille disposée en étoiles, reçoivent dans des encadrements des tapisseries de Beauvais représentant les douze mois de l’année. Frank choisit de garnir cette pièce avec du mobilier de famille datant du xviiie siècle. Man Ray, qui pensait retrouver les œuvres de ses amis accrochées aux murs, est frappé de la nudité des salons : « D’ailleurs on ne voyait nulle part les récentes acquisitions du vicomte, ce qui dut faire grand plaisir aux décorateurs qui ont toujours considéré leur réalisation comme une œuvre d’art en soi et désapprouvé l’intrusion de tableaux. [...] Plus tard, les murs se couvrirent progressivement de tableaux. » La terrasse donnant sur le jardin est pavée de granit gris foncé. Une table en fer forgé recouverte d’un plateau d’ardoise prend place au centre et s’entoure de sièges en fer forgé, garnis de cuir naturel. De chaque côté sont disposés deux paravents de douze feuilles en terre cuite rose et bleu ardoise qui dissimulent les dix-huit phares d’automobile nécessaires à l’éclairage. Deux appliques d’Henri Laurens seront fixées sur le mur du fond. Pour la photographier Man Ray composera un petit tableau : « Je fabriquais un décor qui aurait pu servir dans une pièce dada. Un ami accommodant s’étendit sur une table, je le recouvris d’un drap, comme un cadavre à la morgue. Non loin de lui, sur une échelle, je plaçais un autre personnage, drapé de blanc, lui aussi, des pieds à la tête. Noailles considéra ces improvisations avec bienveillance. »
Frank deviendra un des intimes de Marie-Laure à la fois son confident et son « conseiller artistique ». Dans son journal, l’abbé Mugnier rapporte que Laure de Chevigné, la grand-mère de Marie-Laure, attribuait à Jean Cocteau, Georges-Henri Rivière et Jean-Michel Frank la décision des Noailles de financer le film L’Âge d’or de Luis Bunuel et Salvador Dali dont les premières projections eurent lieu dans leur hôtel en juillet 1930. Ce qui est sans doute faux – car les Noailles découvrent tout seuls les Catalans lors de la projection du Chien andalou donné en première partie de celle du Château de Dé qu’ils avaient commandé à Man Ray – mais qui en dit long sur l’influence « occulte » du décorateur.

Le compositeur Francis Poulenc appréciait lui aussi le « bon Frank » et lui dédicace son 5e Nocturne pour piano en 1934. Leur rencontre remonte à 1929 lorsqu’ils participent à l’organisation du « bal des matières » donné par Charles et Marie-Laure de Noailles à Paris. Lors de ce bal, où les invités sont conviés à ne pas venir en « étoffes usuelles d’habillement », Francis Poulenc monte Aubade, un concerto, et confie la chorégraphie à Nijinska et le décor à Frank. Donné dans le jardin de l’hôtel particulier, ce spectacle avait pour scène la terrasse que Frank avait aménagée trois ans plus tôt. Les deux paravents en terre cuite qui faisaient partie de cette installation et un simple arbre métallique constitueront le décor. Comme il le rapporte dans l’une des lettres qu’il adresse à Charles de Noailles, Poulenc s’en remet à son ami pour les costumes des danseuses : « Frank a de très bonnes idées pour les costumes. Ce sera une adaptation de la tunique grecque traditionnelle à la robe Chanel d’aujourd’hui comme, sous Louis XV, les déesses des fêtes de Versailles portaient presque les mêmes paniers que Madame Adélaïde. »

Comme le raconte la légende, Frank se serait lancé dans la décoration seulement vers 1928 à l’occasion de son installation dans un appartement situé au 7 rue de Verneuil. Ayant fait appel à un ébéniste du nom d’Adolphe Chanaux, il lui aurait dicté la façon dont il voulait meubler et décorer son appartement. Enthousiasmé par la réussite de ce décor, Frank et Chanaux auraient choisi de s’associer et de monter ensemble une entreprise de décoration. Si Art et Industrie reproduit bien l’intérieur de Jean-Michel Frank pour la première fois en mars 1928, d’autres de ses décors apparaissent à des dates antérieures. Ainsi Vogue reproduit, dans son numéro de juin 1927, les intérieurs d’Armand Massard et de Mme Cerf plus connue sous son nom d’écrivain Jean Alley. Les deux salons et la terrasse réalisés dans l’hôtel particulier de Charles et Marie-Laure de Noailles sont reproduits en septembre et décembre 1927 dans Art et Industrie. Les dates des publications étant par définition postérieures à celles des réalisations – l’abbé Mugnier indique dans son journal qu’il s’est rendu le 16 juin 1926 pour inaugurer les nouvelles installations de Jean-Michel Frank –, elles démontrent qu’en 1927-1928 Jean-Michel Frank n’en est pas à son coup d’essai et qu’il collabore déjà avec Chanaux. De plus, mais sans pouvoir l’affirmer, il semble que Jean-Michel Frank ait réalisé des intérieurs avant 1926. Ainsi la revue Femina reproduit dans son numéro de février 1925, deux salons dont les murs sont recouverts pour l’un de parchemin, à la manière du salon des  Noailles, pour l’autre de bois clair sans aucune moulure. Tous les meubles sont anciens, à l’exception d’une table basse gainée de galuchat blanc clairement identifiée comme faisant partie de la production de Frank et de Chanaux.

Nous touchons là à l’une des énigmes « Frank », à savoir la nature de la collaboration de Jean-Michel Frank et de son associé Adolphe Chanaux. Collaboration si mystérieuse que le bruit a longtemps couru que Frank apportait simplement les affaires et laissait à Chanaux le soin de concevoir et de réaliser les meubles et les décors. On ne connaît quasiment aucun dessin de la main de Frank (mais c’est le cas d’autres créateurs comme Jean Royère) et on ne connaît pas non plus de dessins d’exécution. Nous savons que Chanaux était, par ailleurs, un homme du métier et qu’il dirigeait son propre atelier avant de collaborer avec Frank. Il apparaît dans les annuaires commerciaux à partir de 1921 où il se définit comme « décorateur en tous genres ». Son atelier, contigu à la Ruche, une cité pour artistes, se trouve 7 rue Montauban à Paris.

Jean-Michel Frank et Adolphe Chanaux
Comme nous l’apprend Félix Marcilhac, dans son ouvrage sur André Groult, Adolphe Chanaux vient alors de reprendre l’un des ateliers d’André Groult chez qui il a reçu sa formation d’ébéniste. L’année suivante, Gilbert Pelletier entre dans l’affaire de Chanaux et devient associé et gérant de la société qui s’appelle désormais Chanaux et Pelletier. Les deux hommes animeront cet atelier qui emploie une quarantaine d’ouvriers. Connu pour l’excellence de sa main-d’œuvre – le Chiffonnier anthropomorphe que Groult présente à l’Exposition des arts décoratifs de 1925 y a été réalisé – Chanaux prend en charge la réalisation des meubles les plus sophistiqués de Jacques-Émile Ruhlmann, Eyre de Lanux, Marcel Coard mais aussi de Pierre Chareau. En 1928, l’affaire marche bien et les deux hommes ont besoin d’augmenter leur capital. Par un acte daté du 6 février 1928, nous apprenons que la société Chanaux et Pelletier s’ouvre à deux nouveaux actionnaires : Pierre Rousseau, médecin, et Jacques Houel, ingénieur, qui prennent respectivement 35 et 20 des 400 parts de cette nouvelle société.

La gérance reste aux mains de Chanaux et de Pelletier.
C’est seulement en 1930 qu’entre en scène Jean-Michel Frank. Un procès-verbal daté du 19 septembre 1930 autorise Gilbert Pelletier, âgé de cinquante-trois ans, à céder ses 153 parts à Jean-Michel Frank et à renoncer à son rôle de gérant. La société Chanaux et Pelletier prend désormais pour nom Chanaux & Cie. Un second procès-verbal en date du 27 décembre 1930 nomme Jean-Michel Frank gérant de la société et lui confie le poste de « directeur artistique ». Cette nomination entre en application le 1er juillet 1931. L’en-tête des factures adressées à François Mauriac pour la décoration de son appartement de Paris au début de l’année 1931 mentionne bien le nom de Jean-Michel Frank à côté de celui de Chanaux & Cie. L’histoire de cette société connaît d’autres rebondissements. Comme la plupart des entreprises de décoration en France, elle rencontre, au début des années 1930, des difficultés. Elle est mise en liquidation judiciaire le 25 octobre 1933, le tribunal de commerce établit un concordat obligeant la société à régler 70 % de sa dette qui s’élève à 1 550 000 francs sur huit ans.

C’est sans doute cette situation économique précaire qui incite Frank et Chanaux à monter une nouvelle société faisant appel à des capitaux extérieurs pour administrer leur boutique du faubourg Saint-Honoré. Le 6 mars 1935, par un acte sous seing privé, est constituée la société Jean-Michel Frank au capital de 100 000 francs qui a pour siège social le 140 rue du faubourg Saint-Honoré. Charles de Noailles, Emilio Terry, Mme Raoul Aaron, Elsa Schiaparelli mais aussi Arthur Spitzer, le cousin et banquier de Frank prendront chacun des parts dans le capital de l’entreprise. Jean-Michel Frank sera le principal actionnaire avec 27 parts mais se réservera le droit de céder jusqu’à 25 de ses parts à Mme Claire Artaud, autre cliente, autre amie. Comme le précise l’acte, cette société a pour objet « la vente, comme commissionnaire ou représentant, de tous objets mobiliers, l’achat et la vente de tous objets mobiliers, l’entreprise ou la direction de tous travaux de décoration ou d’ameublement et, en général, toutes opérations commerciales, industrielles ou financières pouvant être nécessaires ou utiles, directement ou indirectement, à la réalisation des affaires de la société ».

La gérance de la société est confiée à Chanaux & Cie, autrement dit à Jean-Michel Frank et Adolphe Chanaux. Par l’entremise de la société Jean-Michel Frank, la société Chanaux & Cie a désormais pignon sur rue et travaille officiellement comme décorateur sous le nom de Jean-Michel Frank. En août 1939, le départ de Jean-Michel Frank pour l’Argentine et la guerre sont fatals pour les deux entreprises. À partir de septembre 1939, les activités sont totalement interrompues : Adolphe Chanaux et la majeure partie du personnel sont au front. À son retour, Chanaux rapatrie le siège social de la boutique à son atelier et rompt le bail de la boutique. Ayant perdu la plupart de leurs clients, les deux sociétés sont réduites à la faillite. Le 4 août 1942, les sociétés Chanaux & Cie et Jean-Michel Frank sont rayées du registre du commerce.

Un décorateur conceptuel
Ces précisions chronologiques pour fastidieuses qu’elles puissent paraître permettent de mieux jalonner la carrière et font espérer la possibilité de pouvoir comprendre l’évolution stylistique de l’œuvre de Frank qui paraît, encore aujourd’hui, être née d’un seul bloc. Déterminer les débuts de Frank dans la décoration revêt aussi son importance aux yeux de l’histoire de l’art. Réalisés dans la première moitié de l’année 1926, les salons des Noailles démontrent que le militantisme du mouvement moderne a déjà fait son chemin. Les Noailles lui avaient sacrifié dans leur maison de Hyères, confiée à Robert Mallet-Stevens en 1923, et où nous retrouvons pour l’ameublement les noms de Theo van Doesburg, Georges Djo-Bourgeois, Pierre Chareau, Francis Jourdain, Marcel Breuer et Robert Mallet-Stevens lui-même. Le salon des Noailles de 1926 consacre un tournant, l’avènement d’un type de décor conçu jusque-là dans des intérieurs d’artistes et d’écrivains au statut mondain. Mais un milieu mondain qui cherche justement le contact avec les milieux intellectuels. Un milieu mondain qui n’a rien à prouver et n’éprouve nullement le besoin de faire ses preuves. Déjà à Hyères, Charles de Noailles est obligé de tempérer l’ardeur « formaliste » d’un Mallet-Stevens qui veut faire de la « petite maison moderne » un manifeste moderne. À Paris, les ors du grand salon au plafond de Bibiena suffisent pour faire montre de faste. En 1926 déjà, le moderne clinquant lasse et Jean-Michel Frank invente une simplicité qui est moins faite d’affirmations que de négations. Christian Bérard, camarade de classe de Frank et fidèle collaborateur, nous livre une indication lorsque, dans ses conseils aux jeunes décorateurs, il écrit : « …ce que je préconise par-dessus tout, au théâtre, c’est le vide. De cela on peut faire une règle générale […] les plus belles mises en scène ont été faites par Meyerhold en Russie. Elles étaient belles parce que justement, il n’y avait rien. […] Le décor d’Anna Karénine, pièce montée par Stanislavski, atteignit à la perfection, et il n’y avait rien. Mais ce rien était tout […] tout ce qui avait été enlevé. » La tournée de Stanislavski en 1922 au Théâtre des Champs-Élysées et celle de Meyerhold au Théâtre du Montparnasse en 1930 marquèrent des personnalités comme Louis Jouvet, Georges Auric, Christian Bérard et Jean Cocteau. Esthétique négative qui se définit moins par ce qu’elle est que par ce qu’elle n’est pas, théâtralité qui n’a rien à prouver et se contente de placer quelques repères dans un espace « pour camper le décor » de l’intimité. Même ellipse dans le dessin des meubles qui sont comme des « idées » de meubles. Des épures, des signes, des formes dont la distinction est de se fondre dans des références purement allusives. Ce refus de la forme, ou son ambiguïté (le canapé Mae West de Dali), sa légèreté (tapis et tissus de Bérard), ou sa présence irréelle (paravents figuratifs du même Bérard) atteignent des sommets de poésie dans les luminaires de Giacometti que la critique puriste dédaigne sous le nom de « décoratif » mais que l’artiste lui-même a toujours défendus et placés au même niveau que son œuvre sculpté contemporain. Nulle surprise par ailleurs que les amis de Frank soient, comme les Noailles ou Emilio Terry, des collectionneurs de Giacometti. Même indifférence au paraître enfin dans les matières : chênes sablés ou enlevés à la gouge, paille tressée, galuchat poncé ou traité suivant la technique du Same-nuri qui consiste à laquer la peau du sélacien en ne laissant transparaître que ses nodules. Plâtre brut, terre cuite et ardoise, terne et fragile mica, pâle parchemin, pointes fines des fers battus, cuir qui ne demande qu’à être patiné. Même l’ivoire arrive chez Frank à se faire discret. Matières satinées et sourdes que viennent rehausser de rares éclats d’or. Aucune virtuosité de marqueterie ou d’ébénisterie, nous sommes aux antipodes du « style » du « beau métier » et des tours de force du Faubourg. Il faut beaucoup d’esprit (et beaucoup d’argent) pour être sensible hier comme aujourd’hui à ce style que François Mauriac s’amusait à définir en décrivant son propre appartement : « Rien sur les murs, rien sur les meubles ; pas de couleur, hors le blanc et le beige. Aucune faute de goût ne semble plus à craindre : c’est l’esthétique de la sécurité dans le renoncement. »

L’auteur tient à remercier Nathalie Barraud, Nancy Bignon, Antoine Brocardo, Jean-Pierre Constant, Jean-Louis Gaillemin, Annick Graton, Pierre Hanau, Jacques Lacoste, Félix Marcilhac, Laeticia de Massy, Anne de Rougemont, Constance Rubini, Léopold Diego Sanchez, Philippe Sinceux, Alain Renner et Jean-René Delaye de Sotheby’s ainsi que Christian Boutonnet et Rafael Ortiz (L’Arc en Seine), Alexandre Biaggi, Anne-Sophie Duval, Bob et Cheska Vallois.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°548 du 1 juin 2003, avec le titre suivant : Jean-Michel Frank

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