Avec « La Grande Parade », Jean Clair – directeur du musée Picasso de Paris – inaugure au Grand Palais une exposition qui consacre le portrait de l’artiste en clown. De Watteau à Boltanski en passant par Picasso, Nadar ou Sjöström, peintures, photographies et films viennent émailler une surprenante et concluante lecture de l’histoire de l’art. Rencontre avec son commissaire.
Une exposition sur la figure de l’artiste en clown, si elle semble d’emblée singulière et audacieuse, peut décontenancer. Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce projet ?
À l’origine, Pierre Théberge – directeur du musée des Beaux-Arts du Canada à Ottawa – souhaitait faire une exposition sur le cirque. Le risque, devant l’ampleur d’un tel projet, était de reléguer les œuvres d’art au rang d’illustrations, un peu plates ou uniquement intuitives, de l’histoire d’un spectacle. Il s’agissait donc d’éviter l’écueil de l’imagerie des clowns enfarinés, des danseuses de corde ou des trapézistes. Le projet est plus hardi s’il s’agit de relier la création moderne et contemporaine – la modernité artistique – à un fil rouge qu’est la figure paradigmatique du clown ou du saltimbanque et non plus, comme autrefois, du grand de ce monde, le seigneur ou le prince. Au fond, c’est une histoire de la déchéance du statut de l’artiste qu’il s’agit de montrer. Déchéance, mais aussi conscience aiguë de soi-même, par la parodie et l’autodérision qui constituent l’essence de la modernité et surtout de la création actuelle.
Vous invitez à statuer sur le caractère profondément double du clown...
Le clown est une figure ambiguë. Il incarne à la fois la bouffonnerie et le tragique, la dérision et le pathétique, le rire et la souffrance. Cette ambivalence essentielle – celle de Crispin et Scapin de Daumier (ill. 5) – renvoie au statut de l’homme actuel, en particulier du créateur mélancolique, tourné vers la jubilation de la création mais aussi en proie à un désespoir insondable. Nulle figure, mieux que le clown – à la fois « victime et bourreau », pour reprendre Baudelaire – ne pouvait mieux se prêter à cette identification. « Victime » car c’est celui qui prend des gifles – ainsi que l’indique le titre du magnifique film de Sjöström – et pantin pathétique comme le professeur Unrath de L’Ange bleu. « Bourreau » car il châtie, opère avec cruauté, dit son fait au monde jusqu’à être parfois un meurtrier. C’est ce dédoublement qu’incarnent le clown blanc, emblème d’une justice aveugle et assez terrifiante, et le paillasse, foncièrement dérisoire. On pense à Fellini, évidemment, mais aussi aux Enfants du Paradis et à Pierrot qui, dans son amour pour la belle Garance, va jusqu’à tuer. Le clown est donc un pitre, mais aussi souvent un assassin, extrêmement riche, justicier féroce et bouffon pathétique. La littérature elle-même, avec Musset, les Goncourt, Huysmans, Joyce ou Beckett n’est pas exempte de cette inspiration. À l’évidence, le cirque n’est pas une simple partie de plaisir, mais bien au contraire le lieu d’une ambiguïté, un théâtre de cruauté. Tout comme la création…
Avec le clown, on semble assister à ce que l’on peut nommer une « laïcisation » des modèles de l’artiste…
Le déchirement du statut de l’artiste correspond, en effet, à une rupture avec les références d’autrefois. Alors que Michel-Ange traitait d’égal à égal avec les puissants – papes et princes –, l’artiste de la société moderne, soi-disant philistin ou sans culture, trouve dans le clown et la débauche de
subjectivité qu’il exprime une figure tutélaire équivalente. Le clown, du romantisme à nos jours, est une incarnation éminemment christique. Personnage public présenté à la foule, ricané, humilié et outragé, il est, effectivement, un substitut laïc du Ecce homo. Boltanski (ill. 6) et Nauman, parmi tant d’autres, l’illustrent parfaitement.
Vous évoquiez le cinéma, représenté par Carné, Sjöström ou Tod Browning dans l’exposition. De la peinture à l’installation vidéo en passant par la sculpture, vous convoquez justement de nombreuses formes d’expression artistique, et particulièrement la photographie…
Nous pourrions presque commencer par là. Les photographes ont été singulièrement liés à la vie itinérante du cirque, ce qui justifie la large représentation du médium. Ils furent tout naturellement fascinés par ces autres nomades que sont les gens du cirque, marginaux et excentriques. On pourrait ainsi entreprendre, à travers la photographie de cirque, une histoire de la photographie. Baudelaire, bien qu’il la déteste, souscrit implicitement à sa modernité : il est le premier à en parler, allant jusqu’à tirer des instantanés photographiques dans les lignes qu’il consacre aux artistes, poètes ou écrivains. Avec son Vieux Saltimbanque, nous sommes déjà devant un cliché – précisément de cirque – de Lisette Model, de Diane Arbus (ill. 15) ou de Weegee. Cette conjonction entre littérature et art, sans cesse en filigrane à travers l’exposition, est particulièrement sensible dans la photographie. Cela tient essentiellement à la nature même du médium, analogue à celle du cirque, lieu du fugitif et du transitoire pour reprendre les mots de Baudelaire. Si nous connaissons Grock ou Picasso en clown, c’est grâce à la fixation photographique d’Umbo ou de Capa. On pourrait presque avancer que la photographie est née et s’est développée – de 1830 à 1960 – parallèlement à l’univers du cirque qui est un prétexte idéal à la cristallisation de l’instant, de l’éphémère. Il suffit pour s’en convaincre de penser à ces deux épreuves de Toulouse-Lautrec en clown ou à celles d’Izis.
À l’envergure des différentes formes plastiques répond une amplitude géographique impressionnante. Pouvez-vous revenir sur le découpage de l’exposition ?
Il était, en effet, important de ne pas se cantonner à la seule France ou à l’Europe. De nombreux prêts américains ont permis de diriger également notre regard outre-Atlantique, ce qui était crucial car force est de constater que le cirque Medrano n’est pas le cirque Barnum. Sans être hermétiques, les sections suivent un découpage thématique. L’exposition commence avec le XVIIIe siècle prérévolutionnaire afin d’évoquer le lien historique, qui se révèle transposition, entre la commedia dell’arte et le cirque moderne. On assiste à ce renversement des références où le monde des forains et des banquistes, celui de Beaumarchais ou de Mozart, se substitue à celui de la Cour. La représentation traditionnelle fait place à la gesticulation d’un Gilles ou d’un Polichinelle chez
Watteau, Giandomenico Tiepolo (ill. 7) ou Goya (ill. 8) et se nourrit souvent, dans les autoportraits, de l’intérêt récent pour la physiognomonie avec Liotard ou les têtes d’expression d’un Messerschmidt. Ensuite, la parade comme parodie – historiciste dans les années 1860 – lance le programme même du cirque, de Daumier à Léger où défilent des pitres sur un fond social souvent tragique. La section Ecce homo illustre cette figure double du clown, semblable à l’ostension du Christ, de Nadar et sa série de Pierrot (ill. 4) à une vidéo de McCarthy en passant par Rouault qui s’est peint à maintes reprises en clown pathétique. Dès lors, l’exposition interroge la contamination de cette nouvelle grammaire des banquistes dans le domaine du portrait d’artiste. Toulouse-Lautrec (ill. 9) et Ensor (ill. 13) sont des figures exemplaires de l’artiste marginal, outcast, et à leur suite, Picabia, Duchamp, De Chirico, Chagall ou Boltanski. Bonnard peut sembler plus inattendu lorsqu’il se représente en boxeur expressif, or on oublie souvent qu’il fréquentait assidûment le cirque Fernando, à l’instar d’un Picasso (ill. 10). Une association se veut délibérément surprenante : d’un côté le portrait en pied de Beuys, icône agitatrice – tel un guerrier armé – avec La rivoluzione siamo noi, de l’autre celui de Freud, qui se peint nu et pathétique, armé quant à lui de son seul couteau à palette. De la fièvre révolutionnaire à la pratique solitaire du métier de peindre, nous trouvons ici un diptyque efficace pour évoquer les deux pôles extrêmes de
la figure clownesque.
Si le clown-artiste s’exhibe, il y a évidemment cet envers du décor, ces coulisses dramatiques, tout du moins mélancoliques…
« Fin de partie » présente le clown débarrassé de ses oripeaux dans un backstage assez pathétique lorsque le spectacle est terminé. Ces coulisses sont évidemment d’un tout autre ordre, tristes et souvent misérables : la parade est finie et, à la figuration, succède le désarroi de l’homme. À côté de Doré, Rops (ill. 12) ou Beckmann, nous trouvons des œuvres d’artistes américains. Ainsi, ce magnifique Soir bleu d’Hopper, peint à Paris et jamais exposé en Europe, qui – je l’espère – sera une découverte, tout comme le Clown Making Up de Sloan et les photographies de Davidson. Ensuite, nous abordons le monde primordial et d’avant la culture. Bouillonnant de fureur, prétexte à la désarticulation de la forme, jusqu’à sa brisure il est l’objet d’innovations plastiques comme avec Model et Arbus mais aussi Davringhausen et Rondinone (ill. 14). « Monstres et merveilles » nous rappelle que le cirque est le lieu de l’exhibition, souvent monstrueuse – littéralement –, où les Freaks participent de la fascination-répulsion quand le fabuleux touche à l’horreur.
Le monstre, en tant que personnage hors du commun, interroge notre regard et notre sensibilité qui, aujourd’hui, veut s’opposer à l’exhibition de l’a-normal. On feint de considérer l’anormal comme entrant dans la norme Et c’est à la beauté que désormais notre suspicion s’adresse. N’oublions pas que déjà Baudelaire posait la question en ces termes : « L’homme dégradé s’admirerait et appellerait la beauté laideur. » Dix (ill. 11 et 16), Kelty, Beckmann, Kuhn ou Sherman nous incommodent donc à bien des égards… Aux monstres, s’opposent les « corps célestes » qu’incarnent des œuvres d’artistes fort peu connus comme Shin, Riggs ou Avery à côté d’artistes tels Degas, Seurat ou Calder (ill. 1). Enfin, nous concluons avec Picasso et son Arlequin, personnage ambigu et survivance médiévale, à la fois beau diable et vert galant. Tourné vers le désordre et la folie, protéiforme jusque dans son vêtement bigarré, Arlequin ne pouvait manquer de fasciner l’Espagnol.
Picasso n’est-il pas le parangon de l’artiste en clown, pour lequel le monde des « banquistes » serait un leitmotiv inaltérable ?
On pourrait, en effet, envisager une immense exposition sur ce thème et lire son œuvre à l’aune de ses représentations clownesques. Cela commence très tôt puisque dès 1900 il fréquente tous les soirs le cirque Fernando du boulevard Rochechouart. Il en tirera ces chefs-d’œuvre de 1900 à 1907 que préside la figure anonyme du saltimbanque relayée par celle d’Arlequin dans les années 1920. Ses dernières gravures, alors qu’il a quatre-vingt-dix ans, sont encore articulées autour de l’univers du cirque. À la fin de sa vie, il revient donc au clown et – pourrait-on dire – ferme la boucle… du cirque.
Nous aurions pu attendre des toiles des Ambulants…
Cela était délicat pour diverses raisons. L’une concrète, puisque les prêts avec la Russie sont difficiles et que le monde du cirque après 1917 y demeure particulièrement méconnu ; l’autre plus substantielle car la parade n’était pas simple parodie, mais une réalité tragique. Il suffit d’observer les œuvres exposées de Rodtchenko (ill. 17) qui, après avoir été utilisé par le régime, se peindra délibérément en clown à partir des années 1930. L’aspect grave et sinistre de cette période nécessite précaution et mériterait un traitement à part entière, même si le caractère dramatique de cette situation valide d’autant plus le thème.
Pourrait-on imaginer une histoire de l’art qui aurait comme fil rouge – parmi tant d’autres possibles – la figure du clown ?
Tout à fait. Ce qu’a commencé Jean Starobinski, il y a trente ans avec son merveilleux Portrait de l’artiste en saltimbanque, est toujours d’actualité et l’exposition est une clef pour ouvrir quelques portes, spécifiquement formelles mais aussi sociales. La posture individuelle de l’artiste en clown, parodique et romantique – sans doute plus cynique aujourd’hui – est aussi le véhicule d’une contestation sociale virulente, que l’on pense à Daumier ou Kupka. Le Bonnard anarchiste de la Revue blanche côtoie les poseurs de bombes mais va également au cirque tous les soirs. C’est autour du spectacle populaire du cirque que s’est cristallisée la société moderne. Les échafaudages de l’usine sont aussi ceux de la piste…
Devant la vastitude de l’exposition, si vous deviez attirer le regard du spectateur sur certaines œuvres, quelles seraient ces dernières ? Sur un versant opposé, nourrissez-vous des regrets ?
J’évoquais la toile d’Hopper, mais je pense également à d’autres peintres américains, comme
les splendides œuvres de Luks ou de Kuhn. Gutierrez Solana est un oublié en France. Depero pour l’Italie, avec son monde de marionnettes, a connu le même sort bien qu’il ait peint le rideau de Picasso pour Parade ! Lorsque Schönberg compose Pierrot lunaire, avec son tableau Haine, il ne procède ni plus ni moins qu’à une transcription plastique. Il me semble que Klee et Picabia sont tous deux représentés par des toiles majeures et qu’un artiste plus secondaire tel que Rops est à reconsidérer.
Ces satisfactions ne vont pas sans certaines déceptions. Ainsi, je regrette que le rideau de Parade ne puisse être présenté au Grand Palais. Alors qu’il sera exposé au musée des Beaux-Arts du Canada d’Ottawa, aucun lieu parisien ne peut recevoir ce chef-d’œuvre de douze mètres sur huit. Des contraintes muséographiques identiques n’ont pas permis d’exposer l’historiciste Entrée de Charles Quint à Anvers de Makart, conservée à Vienne, ou le médiocre mais fascinant Enterrement de Pierrot peint par Willette et aujourd’hui au musée de Montmartre.
Bien que vos expositions précédentes – « Les Réalismes entre révolution et réaction. 1919-1939 » ou « Les années 20. L’âge des métropoles » – aient rencontré un large succès, ne craigniez-vous pas que « La Grande Parade » puisse dérouter le public, coutumier des grandes manifestations monographiques ?
Peut-être mais je persiste à croire qu’une œuvre d’art a un sens, autant qu’elle a une forme. Or une tradition française consiste à croire que l’exposition thématique ne présenterait des œuvres que pour créditer un propos, contrairement à une tradition anglo-saxonne où l’histoire de l’art est d’abord une histoire des idées. Ce mépris, chez nous, de l’historiographie envers l’iconographie est, à bien des égards, responsable du déclin, ou du moins de la solitude , de cette discipline en France.
Si vous deviez conclure par une citation ?
Je reviendrais à Jean Starobinski et aux origines du cirque, avec une phrase singulièrement d’actualité : « Quand on présente le cirque et ses illusions comme le lieu de la vérité, que reste-t-il de la tradition du Grand et du Beau ? Le geste de Pulcinella de Giandomenico Tiepolo, dans la Venise déclinante, donne le premier signal de cette relève des dieux par les pitres »...
« La Grande Parade, portrait de l’artiste en clown de Goya à Boltanski » se tient du 13 mars au 31 mai, tous les jours sauf le mardi de 10 h à 20 h, le mercredi jusqu’à 22 h. Tarifs : entrée sur réservation de 10 h à 13 h, 10,1 euros ; entrée sans réservation à partir de 13 h, 9 euros et 7 euros (tarif réduit et lundi). PARIS, Galeries nationales du Grand Palais, 3 av. du Général Eisenhower, VIIIe, tél. 01 44 13 17 30.
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Jean Clair : La Grande Parade
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°556 du 1 mars 2004, avec le titre suivant : Jean Clair : La Grande Parade