Perspectives cavalières : Jean Clair s’entretient avec Gérard-Georges Lemaire pour évoquer trente années d’expositions.
Voici bientôt trois décennies que vous organisez de grandes expositions, qui ont souvent prêté le flanc à d’âpres critiques et suscité d’amples discussions. Et, à l’heure où nous parlons, vous préparez une exposition sur le thème de la mélancolie, qui aura lieu à l’automne de l’année prochaine. Il semble que cette problématique vous captive plus que toute autre. Est-ce pour vous une nouvelle façon de considérer le devenir des arts en Occident ?
J’ai eu la chance, en 1979, dix ans avant sa traduction en français, chez Gallimard, de lire l’essai de Panofsky sur Saturne et la mélancolie. La lecture m’a immédiatement fasciné par son érudition, mais surtout par une approche très singulière de l’art, étrangère à l’histoire de l’art telle qu’on l’enseignait et qu’on continue souvent d’enseigner chez nous. L’œuvre plastique n’est pas qu’une forme visuelle, mais elle s’accompagne d’une « légende » : elle se lit autant qu’elle se regarde, elle témoigne d’un arrière-fond philosophique, religieux, idéologique qu’il s’agit de reconstruire, mot à mot si j’ose dire. Cet ouvrage magistral écrit à trois mains, parmi lesquelles un héritier de l’école viennoise, Saxl, spécialiste de la cosmologie à la Renaissance, et Klibansky, historien de la philosophie médiévale, tous trois disciples de Warburg, illumine ce moment privilégié de l’iconographie de la mélancolie à la Renaissance, entre le monde nordique de Dürer et la philosophie néo-platonicienne de Marsile Ficin à Florence, en montrant que cette figure du grand ange mélancolique est peut-être la figure centrale de tout l’art d’Occident, la plus significative et la plus énigmatique. Mais la triade de nos auteurs se cantonne prudemment à ce moment, en méprisant un peu ce qui a suivi. J’ai eu envie, dans ma boulimie, de remonter en amont jusqu’aux toutes premières représentations antiques de la posture mélancolique – au ive siècle – au moment où Aristote donne la première description de ce mal, qu’il dit être celui des héros et des génies – et de descendre jusqu’à nos jours, avec, par exemple, en art, une séquence qui va de Munch et de De Chirico jusqu’à Anselm Kiefer. Cette longue durée fait alors apparaître que la mélancolie est une sorte de « basse continue » de la création en Occident. Et c’est là qu’entre en scène le travail de Jean Starobinski. Il a publié sa thèse de médecine en 1960, aujourd’hui difficilement trouvable, une Histoire du traitement de la mélancolie des origines jusqu’à 1900, où il montre l’étonnante permanence de cette humeur géniale de siècle en siècle, prenant des formes et des noms différents selon les époques envisagées : l’acedia au Moyen Âge, l’hypocondrie au XVIIIe siècle, la lypémanie au xixe siècle et, au xxe siècle, la dépression bien sûr et, sous ses manifestations les plus graves, la psychose maniaco-dépressive. C’est cette stupéfiante continuité et cette étonnante mobilité, et les innombrables chefs-d’œuvre « absolus » qui en sont issus qui m’ont poussé à vouloir cette exposition, si folle soit l’entreprise.
Dans les expositions « L’Âme au corps » (1993) ou « Cosmos » vous aviez mis l’accent sur les liens entre arts et sciences. Pourquoi ce rapprochement ?
Comment expliquer l’œuvre de Marcel Duchamp sans s’intéresser de près à la topologie dont il est contemporain de la diffusion, à la géométrie pluridimensionnelle élaborée par Poincaré ? Pourquoi ne fait-on jamais référence à Jouffret, à Hinton, à Pawlowski, à Ouspensky pour comprendre la démarche absolument rationnelle, ordonnée et systématique d’un artiste abusivement assimilé à dada et confisqué, dans les années 1960, par l’avant-garde pop ? Je refuse cette légèreté française qui fait qu’on ne prend en considération que le devenir des formes sans avoir à l’esprit le corpus des idées scientifiques et philosophiques qui l’enracine quelque part. Même si l’auteur n’en a qu’une connaissance approximative, et s’enchante autant des pseudo-sciences que des sciences mêmes. Mais il ne naît pas de rien : une œuvre d’art n’est pas engendrée par une autre œuvre d’art ni un ensemble d’œuvres la précédant. Elle ne surgit pas d’une histoire close sur elle-même. Chaque fois, qu’il s’agisse de Duchamp, de la naissance de l’abstraction comme dans « L’Âme au corps » ou du développement du paysage américain comme je l’ai fait dans « Cosmos », il importe de rendre compte aussi précisément que possible du champ culturel où l’œuvre s’est inscrite. Et plus que jamais, l’art du xxe siècle s’inscrit dans un champ scientifique. De ce point de vue là, il n’est pas « abstrait » ni subjectif, ni arbitraire : tout en lui relève d’une iconologie aussi précise que la taille des ailes des anges et les couleurs de leur plumes dans l’iconographie religieuse du XIVe siècle.
Dans vos expositions, vous placez les arts dans une relation organique avec d’autres champs culturels, avec l’histoire des idées, ce qui fait qu’elles ne ressemblent à aucune autre. Quel objectif poursuivez-vous ?
C’était évident pour « Cosmos », qui s’est voulu un hommage rendu à Humboldt, mais c’est aussi vrai pour d’autres expositions. « Vienne, l’apocalypse joyeuse », présentée au Centre Pompidou en 1986, constitue un bon exemple. C’était bien entendu une exposition d’œuvres d’art, avec la première présentation à Paris d’un ensemble intégral des tableaux de Gustav Klimt, avec Egon Schiele, Oskar Kokoschka, Kolo Moser… mais c’était aussi une exposition sur l’architecture nouvelle, Wagner, Hoffmann et Loos, sur la naissance de la photographie comme art, sur la musique nouvelle, sur le débat scientifique avec Ernst Mach et la naissance du freudisme, la littérature, avec Roth, Musil, Hermann Broch, Arthur Schnitzler, Elias Canetti… Il ne s’agissait pas de collages d’« épistémès » étanches les unes aux autres, d’autant moins que la culture autrichienne du tournant du siècle comprenait beaucoup de génies « doubles » : Musil et Broch avaient une formation scientifique, Kubin était un écrivain autant qu’un peintre, etc., mais d’une mosaïque dont il fallait montrer la puissante cohésion. Ce n’est pas un hasard si Klimt se réfère à Charcot dans les fresques de la faculté de médecine ou aux théories de Darwin dans celles du bâtiment de la Sécession. On peut sans doute étudier Klimt sous un éclairage simplement formel, comme un système élaboré à partir de l’art byzantin et de l’ornement oriental, mais c’est trop réducteur. Son iconographie est complexe et elle dépasse largement le cadre étroit de ces influences stylistiques. Comment le comprendre sans rendre la complexité du climat intellectuel de la Vienne du début du siècle ? Les Français connaissaient la psychanalyse, la musique dodécaphonique, l’architecture sans ornement, la littérature de Musil. Mais ils ne voyaient pas que Freud, Schoenberg, Loos et Musil appartenaient à la même ville, une Vienne qu’ils avaient trop tendance au contraire à voir comme un foyer de décadence ! Vieux réflexe français – qui remonte à Clemenceau ou à Louis XIV ! –, de considérer l’Autriche comme l’ennemi héréditaire, bien plus que l’Allemagne...
Votre exposition sur « Les Réalismes », au Centre Georges Pompidou en 1983, allait à contre-courant des poncifs de l’art moderne, que cherchiez-vous à montrer ?
Mon idée de départ était de montrer que l’art moderne ne coïncidait pas avec l’historiographie conventionnelle. Quand on établit la filiation qui va de Gauguin à Cézanne, puis à Matisse et à Picasso, on trace une histoire linéaire qui passe nécessairement à côté de bien d’autres choses. Si l’on y regarde mieux, on est bien obligé de penser le mouvement de l’Histoire comme multidirectionnel, foisonnant, rhizomatique. Par exemple, Giorgio De Chirico ne se résume pas à la révélation que les surréalistes ont voulu voir en lui. Plus généralement, il s’est édifié une histoire de l’art qui se dirige de l’est vers l’ouest, un axe avant-gardiste qui serait Moscou-Berlin-Paris-New York, du levant vers le couchant. Mais pourquoi pas un axe Nord-Sud, qui passe par Berlin, Vienne, Munich, Milan et Rome ? Une bonne part de l’Italie est de culture et même de langue autrichiennes. Venise est une ville qui conserve le souvenir des Habsbourg. Son art aussi ! Les Italiens sont plus spontanément de langue et de philosophie germaniques que nous le sommes. Ainsi convenait-il de découvrir ou de reconsidérer de nombreux mouvements et individus oubliés et négligés, surtout entre les deux guerres : la Nouvelle Objectivité allemande, mais aussi autrichienne et hollandaise, qui n’a rien à voir avec la modernité parisienne, ou bien encore le groupe italien des Valori plastici. Ce faisant, on rencontre des artistes comme Georg Grosz, Otto Dix, Max Beckmann, Arturo Martini, De Chirico, Carrà, Mario Sironi… J’ai donc essayé de retracer cette histoire aussi valide que l’autre, et tout aussi fondamentale. L’exposition n’a pas rencontré un énorme succès. Mais mesure-t-on l’intérêt et la qualité d’une exposition au nombre de visiteurs ou aux réactions de la presse ? J’espère simplement qu’elle a changé quelque chose dans notre perception de l’histoire de l’art au XXe siècle.
Il s’est imposé une histoire de l’art moderne qui est essentiellement d’inspiration française jusqu’à
un certain point...
Oui, cette histoire Est-Ouest valorise en dernier ressort les États-Unis, qui en seraient les héritiers, et les dépositaires, New York après 1945, etc. Mais elle est bâtie sur des prémices assez légères. En validant cette histoire de l’art franco-américaine, les Américains ont oublié leur propre histoire et la valeur de peintres comme Sheeler, Albright ou Hopper. Avec « Les Réalismes », j’ai désiré rouvrir l’horizon si riche et si divers de l’art dans les années d’entre les deux guerres. Et puis je me suis efforcé de comprendre les raisons de cette histoire fragmentaire et partiale. Otto Dix est un artiste majeur. Lui, comme tant d’autres, n’a pas été un isolé : il travaillait au sein d’une certaine famille spirituelle. Je suis en fait plutôt intéressé par une peinture qui soit l’expression la plus forte de la tragédie de notre époque. La peinture française s’est souvent enfermée, pendant ces années sombres, dans un angélisme et une légèreté surprenants. Prises entre réaction et révolution, les peintures allemande et italienne sont rétrospectivement plus fascinantes, plus « responsables » que la peinture française qui est restée pour l’essentiel « au-dessus de la mêlée ». Prenez Mario Sironi, peintre « officiel » du régime fasciste : son œuvre est empreinte d’un pessimisme qui contredit ses engagements idéologiques… Et songez à Dix, Grosz, Beckmann, qui sont devenus des exilés de l’intérieur : ce sont des individus profondément déchirés. Ce sont eux qui restituent vraiment la réalité tragique du xxe siècle.
Et quand vous réalisez une exposition monographique, quelles sont les fins que vous recherchez ?
D’abord prendre le contre-pied de la doxa. À travers l’exposition d’un peintre comme Lucian Freud, je tente par exemple de réécrire une certaine histoire de la peinture anglaise, qui n’exclut ni Stanley Spencer, ni Lovis Corinth, ni la lointaine filiation avec Schiele et les origines viennoises de Freud. De même pour Bonnard : j’ai voulu montrer ce qui était profond et « moderne » en lui. Le Bonnard des années 1930 est l’auteur de chefs-d’œuvre inattendus mais aussi plus déchirés, plus tragiques qu’on le croyait. On voit soudain quelqu’un proche d’Edvard Munch. En ce qui concerne Giorgio De Chirico, ce n’est pas moi qui nierait que la période métaphysique n’était pas extraordinaire ! Mais son parcours ne s’arrête pas là, à la fin de la Grande Guerre. On trouve ensuite une peinture lyrique pendant les années 1920. La dernière œuvre est aussi très inquiétante, comme la série des Bains. Quand j’ai préparé cette exposition, je me suis sagement arrêté au milieu des années 1920. Aujourd’hui, j’irais jusqu’à la fin de sa vie.
L’exposition sur la mélancolie sera-t-elle une façon de boucler une boucle ?
Peut-être. En tout cas, l’exposition, si l’on m’en donne les moyens, sera une fois de plus la possibilité d’aller au-delà d’un exercice esthétique assez vain. Elle tournera autour de tout un corpus médical et philosophique qui résume en fait l’histoire des idées en Occident depuis les origines, qui ont façonné son « humeur » et déterminé son génie, et permis sans doute – mais c’est une autre histoire – le développement inouï de sa domination technique sur le monde.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Jean Clair
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°565 du 1 janvier 2005, avec le titre suivant : Jean Clair