L’ancien conseiller spécial du président de la République François Mitterrand (1981-1991) est un auteur prolixe (près de cinquante livres) et un entrepreneur inlassable. Il a participé à la création de la BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement), d’Action contre la Faim, de PlaNet Finance, de Slate France. Il conseille aussi les entreprises. Il a présidé en 2007 une Commission sur la libéralisation de la croissance. Collectionneur, chef d’orchestre, et bientôt «”¯commissaire”¯» d’exposition, il analyse la politique culturelle française.
Jean-Christophe Castelain : Compte tenu des contraintes que l’on connaît, une campagne électorale présidentielle est-elle le meilleur moment pour débattre de culture ?
Jacques Attali : Malheureusement la campagne présidentielle française cette fois-ci, à l’heure où nous parlons, ne parle de presque rien d’important. Des sujets sont abordés, puis zappés extrêmement vite. Cela ne concerne pas que la culture : nous ne savons toujours pas comment va être réformée la fiscalité, comment vont évoluer les dépenses publiques ? Quelles économies précises seront faites ? Quelles seront les priorités en matière de défense, de politique étrangère ? De plus, comme la culture, heureusement, ne dépend pas exclusivement de l’État (même si en France elle dépend plus de l’État que dans d’autres pays), ce n’est vraiment pas le sujet principal de la campagne.
On devrait cependant parler de l’éducation artistique, du statut des intermittents, du budget de la culture, des priorités selon les secteurs, etc. Rien.
J.C.C. : Vous écrivez dans Candidats, Répondez ! qu’aucun président depuis Pompidou n’avait annoncé à l’avance ses projets de grands travaux. Comment cela s’explique-t-il ?
J.A. : Le seul que je connaisse suffisamment pour en parler, c’est François Mitterrand. Et lui, il avait l’idée avant de ce qu’il voulait faire, (le grand Louvre). Il l’a évoqué dans la campagne, brièvement, car ce n’était pas un enjeu essentiel. Les grands travaux ont cette caractéristique : il faut qu’ils soient vraiment voulus par le président de la République et annoncés par surprise pour pouvoir être menés à terme. Il faut vraiment une volonté forte ; cela doit même apparaître comme le fait du prince. C’est le propre de la société française. Un fait d’un prince démocratique, mais un fait du prince. Pour réussir, il ne faut pas seulement prendre une décision et passer à autre chose. Il faut un suivi quotidien de la part du président car toutes les administrations ne pensent qu’à empêcher ces grands travaux. Mais ce n’est pas un sujet de campagne présidentielle : les Français n’ont pas très envie qu’on leur parle de la grandeur en des termes qu’ils peuvent trouver un peu puérils. Alors que ça ne l’est pas : le Louvre a changé de nature, le nombre de ses visiteurs a triplé. Le bilan de la balance touristique de la France a changé de nature après son ouverture. C’est donc à la fois un élément de grandeur et un facteur considérable de rayonnement économique. C’est d’ailleurs un peu ironique car c’est même une des plus grandes choses qui restera de Francois Mitterrand.
J.C.C. : Les grands projets ont surtout concerné Paris, mais aujourd’hui la capitale n’a plus le monopole de la culture ?
J.A. : Oui, dans une société qui a beaucoup changé, qui est très décentralisée, les maires et les présidents de département ou de région parlent dans les campagnes électorales de musée et d’exposition. C’est devenu une composante importante des campagnes locales car l’équipement culturel est un élément de différenciation, d’attraction des talents, qui se voit désormais autant à l’échelon régional qu’à l’échelon national. Le rôle d’un élu local est d’améliorer la qualité de vie de ceux qui vivent dans sa circonscription en fournissant des salles de concert et de théâtre, des musées, et en même temps, d’attirer des talents, donc des entreprises, des emplois. Ainsi, à l’échelle régionale, l’équipement culturel pèse dans la dimension de la politique économique, alors qu’au niveau national cette importance n’est pas du tout encore perçue. D’où l’absence totale de ces questions dans la campagne, à croire que la vraie politique est devenue régionale.
Pour autant, s’il n’y avait que les régions ce serait très simple. Mais comme vous le savez, la France est le seul pays d’Europe qui compte sept niveaux de collectivité entre la commune et l’État, ce qui entraîne des gaspillages. Ces niveaux sont en concurrence : en présence d’un musée régional, il y aura six musées dans les départements et chaque canton voudra aussi son musée. Pourquoi pas, si on a de quoi les remplir ? Et bien de minuscules communes ont de bonnes raisons d’avoir des musées.
Pour moi, il y a deux niveaux utiles : il faut les agglomérations par le regroupement de communes et la région. Le reste doit s’effacer. Quand on a ça, on peut avoir une politique de concurrence pure entre les régions et c’est très bien ainsi.
J.C.C. : Dans votre rapport sur la libération de la croissance en 2008, il y avait très peu de mesures qui concernaient la culture. La culture n’aurait-elle pas d’effet direct sur la croissance ?
J.A. : Oui, sans doute est-ce une lacune. La culture a un impact direct sur la croissance de plusieurs manières. Directe, par toutes les industries culturelles proprement dites, du cinéma, du théâtre, du livre, de la musique et par la dimension architecturale aussi car la construction apporte la croissance. Et également indirecte, ainsi que le stipulait le rapport : un pays ne peut pas être en croissance sans une élite d’ingénieurs, de créateurs, de chercheurs ; et ces gens-là ne viennent pas sans salles de concert ou de musées. L’environnement culturel est la condition de l’attraction des talents et donc, de la croissance.
J.C.C. : Pour rester dans l’économie, comment augmenter le nombre de collectionneurs en France ?
J.A. : Qu’est-ce qu’un collectionneur ? Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Je n’aime pas cette définition de l’art contemporain qui est une sorte de réduction faite par les arts plastiques. L’art contemporain ne se résume pas à la peinture, à la sculpture, aux installations, aux performances. Pour moi, l’art contemporain va beaucoup plus loin que ce que l’on entend habituellement. Cela intègre la musique, l’architecture, le cinéma, la littérature qui forment aussi des commandes d’art contemporain. Pour ce qui est des collectionneurs d’art contemporain, au sens usuel, il y en a beaucoup. Paris n’est pas si mal doté avec ses grandes galeries, et notre fiscalité est tout à fait correcte. Le Palais de Tokyo va dire plus que jamais notre vitalité. Mais les collectionneurs ne doivent pas se réduire à quelques « bourgeois gentilhommes » qui, une fois fortune faite, veulent afficher une culture qu’ils n’ont pas, en engageant à prix d’or un conservateur de musée pour acheter à leur place des œuvres qu’ils ne cherchent même pas à comprendre. Les vrais collectionneurs de demain, ce sont les jeunes qui viennent acheter des œuvres de quelques milliers d’euros. Il n’y a pas d’artistes sans collectionneurs. Il faut former au goût de collectionner. Cela vient, je suis très optimiste. Il reste cependant beaucoup à faire pour attirer les collectionneurs américains, chinois, brésiliens, à Paris, pour y découvrir la jeune école française. Les ambassades doivent en particulier servir à cela.
En revanche, il n’y a peut-être pas encore autant qu’ailleurs une sorte de terreau créatif. La France ne se donne plus les moyens d’avoir des ateliers d’artistes (en particulier, Paris en manque cruellement). L’attraction des talents étrangers est fondamentale. Et la politique suivie jusqu’ici, qui est de refuser aux jeunes étrangers de rester en France une fois leurs études terminées, est vraiment un désastre pour la culture et pour le reste.
J.C.C. : Pourquoi êtes-vous opposé, et depuis longtemps, à Hadopi ?
J.A. : Le fait de traquer les gens en fonction de ce qu’ils téléchargent ne marchera pas. Même si cela marchait, cela signifierait faire des artistes des accoucheurs d’une société policière, se servir d’eux comme d’un prétexte pour installer des équipements de surveillance ; sous prétexte de savoir si je télécharge de la musique, savoir aussi ce que je lis. Les artistes veulent-ils être les accoucheurs d’une société policière ? Je pense qu’ils ne le voudront pas. De plus, ça ne marchera pas, parce qu’apparaissent toujours des techniques pour y échapper, pour télécharger gratuitement.
Comparer la musique au croissant acheté chez le boulanger est une baliverne. Si j’achète un croissant chez le boulanger, il ne l’a plus. Alors que si je prends un fichier musical à quelqu’un, celui à qui je l’ai pris l’a encore, c’est totalement différent. C’est un bien non exclusif. Je ne me prive pas en donnant. Il n’y a pas vol, il y a partage.
J.C.C. : Mais comment rémunérer les créateurs alors ?
J.A. : C’est exactement la même chose que ce qui s’est passé avec la radio. Quand la radio est apparue, les musiciens, en 1920, étaient terrorisés en craignant que les gens ne viennent plus les écouter en concert ni n’achètent leurs disques. Ils ont fait grève. C’est l’inverse qui s’est passé. Aujourd’hui les gens se battent pour passer à la radio. Le modèle Internet est celui de la radio, ce n’est pas un modèle nouveau. Avec deux types de rémunérations, la publicité et la redevance. On ajoute aux recettes publicitaires les rémunérations provenant d’une licence globale ou d’un abonnement, ce que les Majors sont en train de faire car elles ont compris qu’Hadopi ne marchera pas, et on répartit ces recettes en fonction du nombre de téléchargements. C’est le modèle de la Sacem. L’inconvénient, naturellement, c’est que vous donnez à une instance politique une mission culturelle qui est de répartir des rémunérations. Mais c’est mieux que de laisser la concentration des richesses aller toujours aux mêmes. Et il faut bien qu’une structure qui appartient aux artistes rééquilibre avec des critères aussi transparents que possible.
C’est d’ailleurs le modèle d’Apple. Même si la tarification d’Apple est très excessive. Il faut être fou pour acheter si cher. La musique enregistrée n’est aujourd’hui plus rare, et donc les gens ne sont pas prêts à payer pour cela. D’ailleurs Apple ne représente qu’une infime partie des musiques téléchargées dans le monde. En revanche, les gens sont prêts à payer cher pour aller au concert. Car si un compositeur ou interprète vous donne un fichier musical, il le possède encore, mais il ne peut pas vous donner son temps qui lui appartient. La seule chose qu’il peut faire est de le partager avec vous, mais ce moment restera rare, d’où le fait que la vraie rareté, la vraie valeur, est le spectacle vivant. On donnera bientôt à la sortie des concerts le DVD de ce concert.
J.C.C. : Comment développer la démocratisation culturelle ?
J.A. : D’abord, ça fonctionne assez bien par la gratuité, l’attraction des expositions ; je n’ai pas de soucis sur le fait que les gens aient envie d’aller vers la culture. Je crois beaucoup plus à la démocratisation par la participation et la fabrication d’œuvres d’art. Je voudrais, à ce propos, citer une expérience qui n’est pas du domaine de l’art plastique, à laquelle je suis associé par un de mes amis. À Grenoble, le chef d’orchestre Patrick Souillot monte depuis quatre ans des opéras au Zénith avec des chanteurs professionnels et un orchestre amateur de très haut niveau. Tous les décors, les costumes, la technique, les chœurs, les figurants viennent des lycées techniques des quartiers. Cela mobilise 3 000 jeunes et attire à l’opéra 12 000 personnes des quartiers qui, autrement, ne seraient pas venues. Cette expérience couvre ses frais à 90 % par la vente des billets. Ils sont en train de généraliser cette expérience à d’autres villes de France. J’y crois beaucoup car je crois que l’art ne peut être populaire qui si on y participe.
Comme il y a la fête de la musique, qui s’en inspire, il pourrait y avoir la fête de la peinture (« faites de la peinture ») renvoyant au street art. L’interdiction du street art est une absurdité. Le street art est fondamental, c’est la vraie démocratisation de la culture, quitte à ce qu’il soit éphémère, et que l’on demande aux gens d’effacer leurs graffitis. Il faudrait imaginer, et cela existe, des lieux entiers mis à disposition. Et les tristes banlieues n’en manquent pas.
J.C.C. : Vous soutenez François Hollande, en quoi fera-t-il mieux que Nicolas Sarkozy dans le domaine de la culture ?
J.A. : La culture est d’abord une question de terreau, il faut créer un terreau disponible, il faut s’y intéresser. Et l’expérience du dernier mandat ne montre pas une passion particulière pour la culture : l’actuel président ne laissera aucune trace culturelle, aucun grand projet, aucune initiative, sauf Hadopi qui a été une initiative défensive.
J’espère pour lui, s’il est réélu, ce qui est fort possible, qu’il le comprendra et considérera enfin la culture au sérieux. S’il laisse une trace par un bâtiment, il aidera aussi à la grandeur du pays.
J.C.C. : Que retirez-vous de votre participation au conseil d’administration du Musée d’Orsay ?
J.A. : C’est passionnant de faire partie du conseil d’administration d’un si grand musée. Je suis davantage associé à la gestion qu’à la programmation même si j’ai pu donner l’idée d’une exposition qui va avoir lieu l’année prochaine : sur les relations entre l’art et la question sociale au XIXe siècle. Le XIXe siècle est une grande période de création artistique. C’est aussi la révolution industrielle et sociale, les grandes grèves, la naissance de la démocratie et la rencontre de l’un avec l’autre qui s’est produite dans l’art. Je suis bien plus concerné par une autre exposition qui aura lieu de mars à juillet 2014, au Louvre, grâce à la décision d’Henri Loyrette, au Palais de Tokyo et dans les jardins du Louvre. Elle s’inspire de mon livre, Une brève histoire de l’avenir et suivra l’histoire de l’humanité à travers des œuvres d’art depuis l’Antiquité la plus ancienne jusqu’à 2050. C’est devenu un film pour Arte, une bande dessinée ; Jean de Loisy a voulu en faire une exposition, avant même d’être nommé au Palais de Tokyo. Il en est le commissaire, pour l’ensemble, avec l’aide de Dominique de Font-Réaulx pour le Louvre. Il y aura des œuvres plastiques et musicales originales. On y travaille depuis un an. Et suivre Jean et ses équipes dans leur travail me passionne.
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L'actualité vue par Jacques Attali, économiste, écrivain, conseiller d’État honoraire
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°368 du 27 avril 2012, avec le titre suivant : L'actualité vue par Jacques Attali, économiste, écrivain, conseiller d’État honoraire