Commissaire de la prochaine Biennale de Venise en juin, la Suissesse Bice Curiger a choisi le thème poétique de l’« ILLUMInations ».
Historienne de l’art et critique, Bice Curiger est la commissaire de la prochaine Biennale de Venise qui se déroulera du 4 juin au 27 novembre. Cofondatrice et rédactrice en chef de la revue Parkett, la Suissesse est conservatrice à la Kunsthaus de Zurich depuis 1993. Elle présente son projet pour la biennale de Venise et commente l’actualité.
JDA : Quel a été le point de départ de votre réflexion pour définir la thématique de cette édition 2011 de la Biennale de Venise qui ouvrira début juin : « ILLUMInations » ?
Bice Curiger : J’ai réfléchi à ce qui était spécifique à la Biennale de Venise. Il existe aujourd’hui beaucoup de biennales dans le monde, mais celle de Venise est caractérisée par la beauté de la ville qui l’entoure. La présence de ces pavillons nationaux est aussi intéressante du point de vue de l’histoire du XXe siècle. Mais c’est aussi stimulant pour le commissaire de l’exposition internationale, parce qu’en dehors de son projet, il y a encore 88 autres petites expositions qui sont organisées par des spécialistes. Ceci explique le choix de ce titre.
Dans le passé, beaucoup de commissaires ont été gênés par ces pavillons nationaux, pensant qu’il était obsolète de présenter l’art par pays. Vous, au contraire, vous semblez remettre les nations au centre du jeu.
B.C. : Il serait erroné de comparer l’art au monde du sport, par exemple. Dans le sport, vous avez des résultats clairs et nets. Les œuvres d’art, au contraire, sont ambiguës. Un artiste ne porte pas un maillot italien, sénégalais ou américain. C’est une personne qui a une identité fragile, précaire, hybride. Si on orchestre aujourd’hui une Biennale de Venise, on peut avoir une autre attitude. Je trouverais même névrotique de construire une frontière et de considérer, qu’au-delà de cette limite, ce ne serait plus mon exposition. Je suis plutôt favorable à un geste d’ouverture.
Beaucoup de musées d’art ancien invitent des artistes contemporains. Vous faites l’inverse cette année en exposant des tableaux du Tintoret à la biennale. Est-ce un choix d’historienne de l’art ?
B.C. : J’ai travaillé pendant presque vingt ans dans un musée [la Kunsthaus de Zurich] avec une collection couvrant 450 ans d’art. J’ai aussi exposé Sylvie Fleury [née en 1961] dans un espace où étaient présentées des œuvres de Johann Heinrich Füssli [1741-1825]. C’est différent d’introduire le Tintoret dans une biennale, c’est une autre sorte de friction. Parce qu’il y a ce public très large qui s’attend vraiment à voir de l’art contemporain, sans compromis. Cela m’intéresse de montrer trois œuvres du Tintoret à côté du contemporain et de voir ce qui se passe. C’est différent de faire l’inverse.
Est-ce aussi recréer un lien historique avec l’art ancien quand les artistes, depuis le XXe siècle, n’ont cessé de créer des ruptures ?
B.C. : Il serait faux de vouloir créer des liens à tout prix. Je crois au langage direct qui se trouve dans ces œuvres. J’ai choisi trois toiles du Tintoret qui sont faciles d’accès pour une sensibilité contemporaine, qui pourront frapper même. Ensuite, elles constitueront un point de départ pour discuter de notre rapport à une iconographie religieuse aujourd’hui, etc. Mais je ne veux pas faire d’analogies trop banales. C’est un défi, pour le public de l’art contemporain et celui de l’art ancien, de voir des œuvres dans un contexte inattendu.
La richesse de Venise, c’est aussi d’offrir l’opportunité de découvrir une exposition d’art contemporain labellisée par la biennale et, ensuite, de rentrer dans une église pour découvrir un Titien.
B.C. : Absolument. C’est un peu ça : jouer sur le potentiel qu’il y a dans l’événement et détecter où ce potentiel peut encore jouer.
Pour votre exposition, comment avez-vous choisi les 82 artistes, qui sont souvent hors des modes ou du marché ?
B.C. : Pendant quelques semaines, je n’ai pas établi de liste et je voulais seulement réfléchir à la biennale, à mon rôle. Et puis j’ai fait une liste pour laquelle je me suis concentrée, d’une part, sur les jeunes et, d’autre part, sur des artistes qui ne se sont pas tellement connus. Je ne voulais pas non plus inviter des créateurs qui ont déjà exposé dans une édition précédente de l’événement, même si je les trouve géniaux. Il y a beaucoup d’artistes qui n’y seront pas et qui sont vraiment bons.
Vous avez aussi été attentive, dans vos choix, à la scène française. C’est assez nouveau par rapport aux derniers commissaires de la Biennale de Venise.
B.C. : C’est vrai. J’ai toujours entretenu des rapports avec la scène française. Très tôt, en 1987, nous avons monté une exposition de la revue Parkett au Centre Pompidou [à Paris]. Nous avons été invités par le président du Centre Pompidou, Dominique Bozo, et par Bernard Blistène. Nous les avions rencontrés à Cologne, où ils avaient découvert la revue avec ce dépliant de cinq mètres de long. Nous avons, grâce à cela, connu beaucoup de critiques avec qui nous avons ensuite travaillé, mais aussi des artistes. Je suis francophile. J’ai invité à Venise des jeunes, mais aussi Jean-Luc Mylaine que j’adore et avec qui j’ai beaucoup travaillé. Je l’ai présenté dans ma première grande exposition, en 1995, à Zurich.
Comment allez-vous construire l’exposition ?
B.C. : Le pavillon central est le seul à être climatisé et les œuvres historiques y seront concentrées. Nous ne voulons pas non plus rendre cet espace trop muséal. J’ai inventé ce concept des « para-pavillons » pour donner une structure plus dynamique à des expositions de groupe qui ont souvent très vite tendance à apparaître comme une addition de choses.
Pourquoi avoir demandé à des artistes comme Franz West, Monika Sosnowska ou Oscar Tuazon de les réaliser ?
B.C. : Je voulais créer une situation favorisant la collaboration des artistes entre eux. Je ne voulais pas être la seule à concevoir l’accrochage. Certains para-pavillons vont permettre de présenter de la vidéo. Aujourd’hui, c’est inévitable. Les choses sont en évolution. Pour son para-pavillon, Oscar Tuazon a changé ses murs qui sont aujourd’hui inclinés. Je ne sais pas si l’artiste qui doit exposer à l’intérieur, Asier Mendizabal, pourra s’en accommoder. Cela me plaisait de faire référence aux pavillons nationaux avec ces para-pavillons qui font semblant d’offrir la même chose.
Dans le titre de votre biennale, il est également fait référence à la lumière. Avez-vous demandé aux artistes de réfléchir à cette question ?
B.C. : Nous aurions pu faire une exposition avec des œuvres en néon ou conçues avec des ampoules électriques. Mais ce n’était pas mon intention. Beaucoup de créations, en ce moment, tournent autour de la question de la lumière. C’est dans l’air. Mais c’est fait d’une autre façon que Dan Flavin, par exemple.
Près de 80 % des œuvres seront produites spécialement pour la biennale. Comment construisez-vous l’exposition alors que les pièces ne sont encore qu’à l’état de projet ?
B.C. : Nous sommes en contact avec les artistes. Nous avons des restrictions financières, de sécurité… mais c’est passionnant. Nous avons fait une première esquisse de l’accrochage, puis nous avons réalisé qu’il fallait le changer parce qu’une œuvre, par exemple, se développait d’une manière totalement différente… C’est vraiment passionnant que les artistes soient impliqués directement dans le projet. Je me réjouis de voir l’ensemble, parce que les artistes ont vraiment conçu des pièces pour la manifestation.
Comment avez-vous réussi à financer toutes ces productions ?
B.C. : Aujourd’hui, un artiste comme Omer Fast réalise des productions de films ambitieux. Il a ses structures de financement. La biennale doit juste amener tout le reste pour l’installation. Pour les autres, on cherche de l’argent. Heureusement, beaucoup de fondations nous aident, mais aussi des privés qui sont intéressés par l’achat d’œuvres spécialement créées. Certains collectionneurs nous permettent aussi de réaliser des productions qui seront détruites après la biennale. C’est beaucoup de travail !
Quelle est l’exposition qui vous a marquée dernièrement ?
B.C. : J’ai vu, à Londres, une très belle exposition de Haroon Mirza à la Lisson Gallery. C’est incroyablement réalisé à partir de petits appareils, comme des haut-parleurs, des enregistreurs à cassettes, que l’on trouve aux marchés aux puces parce qu’ils sont juste un peu vieux. L’exposition oscille entre installation dada, pièce sonore, tout en ayant un côté politique. Mirza ajoute des vidéos, des textes, et c’est parfois aussi sculptural. J’ai trouvé l’exposition très bien.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
L'actualité vue par Bice Curiger, commissaire de la Biennale de Venise
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°344 du 1 avril 2011, avec le titre suivant : L'actualité vue par Bice Curiger, commissaire de la Biennale de Venise