Poussés par une nécessité intérieure, des artistes entreprennent parfois l’élaboration, longue et laborieuse, d’une œuvre monumentale, souvent dans le plus grand secret. Ces constructions, qui ne sont pas toujours le fait de créateurs revendiquant le statut d’artistes, sont très souvent liées à la maison, à un environnement quotidien se transformant peu en peu en œuvre d’art totale, en pièce avec laquelle on peut faire corps physiquement, à l’exemple du Merzbau d’un Kurt Schwitters. Elles se révèlent parfois des œuvres majeures et ne sont pas sans poser des problèmes de conservation ou de visite à l’État ou aux collectivités publiques qui en héritent, quelquefois contraints et forcés. Du Palais idéal du Facteur Cheval au Cyclop de Tinguely, petit tour d’horizon.
À Hauterives, dans la Drôme, se dresse une construction au style hétéroclite, baroque, étrange : le Palais idéal du Facteur Cheval. C’est en 1879, le 19 avril exactement, que Ferdinand Cheval, facteur de son état, butte, en faisant sa tournée à pied, sur une pierre aux formes étranges. Cette rencontre sera pour lui une révélation. “C’est alors que je me dis : Puisque la nature fournit des sculptures, je me ferais architecte et maçon (du reste, qui n’est pas un peu maçon ?), et je pensais tout en cheminant à Napoléon 1er qui disait que le mot impossible ne devrait pas exister.” (1)
Jusqu’en 1913, date de sa réalisation définitive, il consacre vingt-neuf ans de sa vie à bâtir de ce qu’il nommera le “Palais de mes rêves” ou le “Palais imaginaire seul au monde”, transportant sur son dos ou dans une brouette les pierres nécessaires à la construction de ce lieu insensé. Il mélange ces minéraux avec un mortier de sable et de chaux pour constituer une sorte de pâte lisse, technique qui s’apparente à celles de certains pays africains mais permet surtout une grande invention dans les formes architecturales. Les quatre façades du Palais, de dimensions inégales, sont orientées suivant les quatre points cardinaux, tandis qu’une galerie de vingt mètres de long relie les façades est et ouest. Une forêt de cèdres, un labyrinthe, un bestiaire exotique et sept figures antiques complètent cet ensemble. Classé monument historique et restauré par l’État, le Palais est aujourd’hui l’un des monuments les plus visités de la région Rhône-Alpes.
À Chartres, le Musée des beaux-arts conserve une œuvre bien étrange, située en périphérie de la ville : la Maison Picassiette. Malgré sa condition modeste – il est cantonnier puis balayeur du cimetière –, Raymond Isodore devient propriétaire en 1919 d’un terrain en friche, sur lequel il construit sa maison. Au gré de ses promenades sur les chemins de la Beauce, il rapporte des morceaux de verre colorés, des fragments d’assiettes, ou tout objet brillant. À l’intérieur de la maison, la cuisine est recouverte de mosaïques colorées qui envahissent jusqu’au tuyau de la cuisinière et, sur les murs de la chambre, se déploie une palmeraie digne des contes des Mille et Une Nuits. Une fresque évoquant la cathédrale de Chartres recouvre l’une des portes, alors que des peintures un peu “à l’eau de rose” ont été réalisées sur les murs du jardin d’hiver. Jusqu’à sa mort, en 1964, Raymond Isodore a habité sa maison, œuvre totale envahissant tous les espaces, du mobilier au sol et au plafond, jusqu’au toit orné d’étranges stalagmites.
Une histoire d’amour
En 1969, au cœur de la forêt de Milly-la-Forêt, Jean Tinguely entreprend dans le plus grand secret une œuvre monumentale : Le Cyclop. La sculpture de plusieurs mètres de haut se termine par une tête insolite, démesurément grande, dont la bouche laisse passer de l’eau qui s’enfuit par un drôle de toboggan. Comme souvent dans les pièces de l’artiste suisse, l’œuvre est en partie mobile grâce à des moteurs disposés en plusieurs endroits. Tinguely n’a pas réalisé seul ce colosse constitué de plus de 300 tonnes d’acier. Outre son épouse Niki de Saint-Phalle, il a été entouré par Larry Rivers, Jean-Pierre Raynaud, Daniel Spoerri, César, Arman, Seppi Imhof, Bernhard Luginbühl, Jesus-Raphaël Soto, Rico Weber, Eva Aeppli, Jean-Marie Lejeune ou Philippe Bouveret. En 1987, Jean Tinguely et Niki de Saint-Phalle ont fait don à l’État de cette sculpture, qui s’est révélé un véritable cadeau empoisonné. La pièce n’a été accessible au public que sept ans plus tard, après que des travaux eurent été réalisés pour garantir la sécurité des visiteurs. Le site nécessite un entretien constant, qui oblige un technicien à demeurer en permanence auprès de l’œuvre. Ces frais sont assurés par l’association créée pour entretenir et promouvoir Le Cyclop auprès du public, présidée par Pontus Hulten.
À côté de son atelier de sculpture de Périgny-sur-Yerres, en pleine nature, Jean Dubuffet a réalisé de 1969 à 1973 la Closerie et la Villa Falbala. Sur un site de 1 610 m2 de béton, la construction d’époxy recouvert de peinture polyuréthanne mesure 20 mètres de long et 15 mètres de profondeur sur 8 mètres de haut. La villa Falbala comporte sept mégalithes et un Cabinet logologique. Cette construction semble s’étendre comme un organisme pluricellulaire, celles-ci se multipliant de leur blancheur cernée de noir. À partir de 1970, il réalise un jardin sans végétaux, avec l’aide de l’architecte A. Butor et de l’ingénieur américain P. Weidlinger. Pièce similaire, mais commandée par le ministère de la Culture, la Tour aux Figures est l’exemple même de l’œuvre qui embarrasse l’État. Après des années d’incertitudes, la pièce conçue par l’artiste en 1967-1968 est finalement installée en 1988, après la mort de Dubuffet, dans le Parc départemental de l’Île Saint-Germain à Issy-les-Moulineaux. À l’extérieur, les figures de l’Hourloupe accueillent le spectateur, tandis que les méandres de la “gastrovolv”” s’étendent sur 117 mètres, rythmés par des culs-de-sac, des rampes, des marches irrégulières, des paliers, jusqu’à la grande salle située au sommet. Les tracés noirs sur fond blanc sont éclairés par une lumière artificielle, puisqu’il n’existe aucune fenêtre dans la construction. Cependant, à l’exemple de la plupart de ces œuvres monumentales, son entretien est très délicat. Ainsi, une restauration lourde, prévue en 1997, sera réalisée cette année.
Cette question n’est certes plus à l’ordre du jour pour la maison de Jean-Pierre Raynaud : elle a disparu. Sise au 25 rue des Robichons, à La Celle-Saint-Cloud, dans la banlieue parisienne, elle n’a cessé d’être modifiée vingt-trois ans durant par l’artiste, partant d’un bunker entouré de fils barbelés pour finir entièrement recouverte de carreaux de céramique blanche, matière emblématique dans le travail de Raynaud. Ce dernier a d’ailleurs parlé d’une “véritable histoire d’amour” l’unissant à ce bâtiment. En 1988, l’artiste a dû se rendre à l’évidence : sa maison était achevée. Il était clair cependant que cette passion ne pouvait se terminer sans un geste fort. Aussi fut-elle entièrement rasée en 1993, laissant place à une parcelle gazonnée, tandis que ses fragments étaient exposés dans la grand nef du Capc-Musée d’art contemporain de Bordeaux.
Une manière de faire du passé table rase !
1. Pierre Jouve, Claude L. Prévost, Clovis Prévost, Le Palais idéal du Facteur Cheval, quand le songe devient la réalité, édition du Moniteur, Paris, 1981, 285 p., cité dans le catalogue de la dernière Biennale de Lyon.
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La maison œuvre d’art totale : du Facteur Cheval à Jean-Pierre Raynaud
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Abonnez-vous dès 1 €Palais idéal du Facteur Cheval, 26390 Hauterives, tél. 04 75 68 81 19, tlj 10h-16h30.
Maison Picassiette, 20 rue du Repos, 28000 Chartres, tél. 02 37 34 10 78, ouverte du 1er avril au 31 octobre, tlj sauf mardi et dimanche matin 10h-12h et 14h-18h.
La Tour aux Figures, Parc départemental de l’Île Saint-Germain, 92130 Issy-les-Moulineaux. Visites sur rendez-vous au 01 40 95 65 43.
Le Cyclop, forêt de Milly-la-Forêt (91490). Visites de mai à octobre les vendredi, samedi et dimanche. Rens. au 01 64 98 83 17.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°53 du 30 janvier 1998, avec le titre suivant : La maison oeuvre d’art totale