Pierre Bergé aura construit l’empire Yves Saint Laurent tout en menant un mécénat actif. Portrait d’un homme pétri de paradoxes.
« Elle n’était dupe de rien ni de personne et savait que nul ne tenterait de s’opposer à elle. Le paradoxe était né avec elle. Elle n’avait nul besoin de le cultiver. Elle traînait après elle une espèce de cour où les flatteurs abondaient… Elle avait le mépris rapide et pouvait le montrer… Sa générosité était sue, mais certains lui reprochaient d’acheter ses amis et d’en faire des courtisans. » Ce portrait que Pierre Bergé dresse de la vicomtesse Marie-Laure de Noailles dans Les Jours s’en vont et je demeure (1) ne contiendrait-il pas un autoportrait en creux ? Réponse cinglante de l’intéressé : « Je déteste les cours, je n’aime que la vérité, les vrais amis. Je suis orgueilleux, je n’ai pas besoin de béquille, d’être flatté. » La colère constitue chez lui une seconde nature. Tout comme le paradoxe. Affectueux et teigneux, misogyne mais indigné par l’exclusion, Bergé revendique la discrétion tout en briguant la lumière. Capable d’une infinie générosité, soutenant sans compter les causes les plus diverses, de SOS-Racisme à Sidaction en passant par les Lundis musicaux de l’Athénée, il n’en élève pas moins le mépris au rang de parure ou de tic. Fondateur en 1949 de la revue pacifiste La Patrie mondiale, ce frondeur reste épaté par les hommes de pouvoir et l’habit vert qu’il aura vainement convoité. On pourrait d’ailleurs lui retourner sa description de Jean Cocteau : « On a dit qu’il aimait les honneurs : il voulait être rassuré. Il cherchait un complément de destinée. » En dépit de son élan vital et de sa réussite professionnelle, Bergé semble insatisfait. D’après des familiers, il n’en finit pas de ne pas s’aimer. « Il ne trouve pas la paix, et c’est dommage à son âge », remarque l’adjoint au Maire de Paris chargé de la culture, Christophe Girard.
Entraîneur et impresario
Au détour de ses contradictions, il reste une constante : sa fascination pour le talent, « les faiseurs de feu » comme il les nomme à la journaliste Alicia Drake dans Beautiful people. Saint-Laurent, Lagerfeld : splendeurs et misères de la mode(2). « Pierre Bergé, qui se promène dans le monde des citations aussi à son aise que dans un salon, sait que face aux artistes toutes ses connaissances fondent comme une armure de cire », écrira Laurence Benaïm dans sa monographie sur Yves Saint Laurent (3). Le talent, il pensera le trouver chez le peintre Bernard Buffet, rencontré à l’âge de 18 ans, après avoir quitté La Rochelle et grenouillé entre journalisme et courtage de livres anciens. Avec lui, il découvrira le milieu de l’art. Mais sa liaison de huit ans s’achèvera dans le désenchantement. Buffet avait perdu entre-temps le brio que Bergé avait cru déceler en lui. Il tournera la page en 1958 avec Yves Saint Laurent. Grâce au génie du styliste, et à sa propre bosse des affaires, le Pygmalion construira un empire, développant une politique intelligente de licences. Contrôlant tout de manière maladive, ce négociateur exigeant mènera rondement la vente de la griffe en 1999 à PPR-Gucci. « On s’est affrontés vigoureusement, se rappelle Serge Weinberg, alors bras droit de François Pinault. Pierre Bergé est éruptif mais courageux. » Supportant les crises d’agressivité ou les épisodes de dépression d’Yves Saint Laurent, Bergé restera toujours à ses côtés, même lorsqu’ils cesseront d’être amants. Pour le couturier rongé par les tranquillisants et l’alcool, il sera le père et le frère, l’entraîneur et l’impresario. « Bergé doit tout à Yves Saint Laurent, mais comment aurait été la vie d’Yves Saint Laurent sans Bergé ? Il aurait fait les mauvais choix sur le plan professionnel », affirme Christophe Girard. Néanmoins, d’après Didier Grumbach, président de la Fédération française de la couture, « l’homme fragile, c’était Bergé. Yves avait toujours été sûr de son talent, de sa légitimité. Bergé a toujours été désireux d’exister en dehors d’Yves. »
Mécénat tous azimuts
Est-ce dans cette optique que cet hyperactif multiplie les affaires, en se lançant par exemple avec succès en 1998 dans le caviar d’Aquitaine ? Pour Christophe Girard, Bergé serait « un jongleur, dans tous les domaines de sa vie privée et professionnelle. Il a un petit côté roulette russe, mais avec un pistolet déchargé. » Cofondateur du Courrier international, le président du magazine Têtu a aussi tenté de regrouper les commissaires-priseurs dans un « Grand Drouot ». Une occasion ratée. « Les commissaires-priseurs ont cru que j’allais les manger, ironise Bergé. Ils se sont pris pour des rois avec des couronnes en carton-pâte. » Faute de les unifier, il créera une petite maison de ventes, « Bergé & associés », qu’il associe aujourd’hui à Christie’s pour la dispersion de sa collection. Ce grand agité pratique aussi l’accumulation de maisons et jardins, entre Deauville, Saint-Rémy-de-Provence ou Tanger. Il se déchaîne enfin dans un mécénat tous azimuts. « Il est libéral en économie, mais il est aussi d’origine protestante. Gagner de l’argent n’est pas honteux, mais il faut le redistribuer », souligne Stéphane Chomant, délégué général de l’Association des amis de l’Institut François-Mitterrand. Bergé est ainsi le président de la Maison Jean-Cocteau (Milly-la-Forêt, Essonne) et de la Maison Zola-Musée Dreyfus (Médan, Yvelines), deux structures qu’il abonde généreusement. Il considère pourtant Zola comme un écrivain secondaire. « Le Zola qui l’intéresse, c’est le partisan de Dreyfus. De même, le Cocteau qui l’intéresse n’est pas forcément celui de Jean Marais, mais le Cocteau avant-gardiste. Dans les deux cas, il s’agit de combats contre l’intolérance », précise Stéphane Chomant. Autre maison que le couple sauvera, la villa Majorelle à Marrakech. Leurs largesses profitent aussi aux musées. En 1999, ils donneront 10 millions de francs au Centre Pompidou. Les rapports de Bergé avec les institutions n’en sont pas moins houleux. Une brouille l’opposera au Musée du Louvre, à la suite de la souscription pour l’achat par le musée du Saint Thomas à la pique de Georges de La Tour. Après l’action culturelle, Bergé aimerait élargir les statuts de la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent à la recherche médicale. Encore a-t-il besoin du feu vert du Conseil d’État.
Mante religieuse
Fidèle aux grandes causes et à ses amis, l’homme l’est tout autant dans ses inimitiés. Il se montre ainsi venimeux avec les « traîtres », notamment ceux qui se libèrent de son emprise. « Alain Minc m’avait dit : “Pierre Bergé est une mante religieuse, il te tuera. Il est Scorpion, il ne peut s’empêcher de piquer. Il faut être loin de lui car il crée un sentiment de dépendance” », confie Christophe Girard, désavoué après avoir rejoint le groupe LVMH. Alors que Bergé avait financé Globe, la revue mitterrandienne dirigée par Georges-Marc Benamou, il fustige le journaliste lorsque celui-ci publie Le Dernier Mitterrand(4). « La brouille est liée à des questions de jalousie et d’intrusion dans ma vie privée. Quand on est ami avec lui, il est délicieux, protecteur, mais totalement exclusif. Dès que des destins lui échappent, ça se passe difficilement », déclare l’ancien journaliste. « Benamou a craché dans la soupe, trahi la confiance de Mitterrand. Toute son histoire sur les ortolans du dernier réveillon est fausse », grince pour sa part Bergé.
Ce dernier se révèle surtout paradoxal dans ses amitiés politiques. Proche de Raymond Barre, inquiet à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, il fut séduit sur le tard par François Mitterrand, qui le nommera en 1988 à la présidence de l’Opéra de Paris. « Avec Mitterrand, ils avaient le même goût du secret et du cloisonnement, et une même passion pour la littérature et la bibliophilie. Pierre aurait aimé être un grand écrivain, tout comme Mitterrand disait qu’il aurait préféré être écrivain que président », rapporte Laure Adler. Il n’en soutiendra pas moins Jacques Chirac contre Lionel Jospin en 1995. On peut s’étonner qu’il ait appuyé la candidature de Ségolène Royal à la présidentielle 2008, alors que sa phraséologie de madone a tout pour lui déplaire.
Présent sur tous les fronts, Pierre Bergé est profondément tourné vers l’avenir. Aussi est-ce « sans sortir un mouchoir », qu’il tourne la page en cédant la collection constituée avec Yves Saint Laurent (lire p. 17 à 21). « Bien sûr, j’ai eu l’idée d’un grand musée, mais il aurait fallu réunir 5 000 vêtements et des milliers d’œuvres. Il fallait trouver un terrain et un grand architecte. Je n’ai pas l’argent pour ça. Je ne peux pas l’avoir et sur les murs et à la banque », explique-t-il. La perspective de murs blancs ne l’effraie pas. Selon Laure Adler, « Bergé est tout sauf nostalgique. Il va toujours de l’avant, sans retour en arrière. Pourtant je ne serais pas surprise s’il s’écroule quand les deux appartements seront vidés ». L’ancien P.-D.G. d’Yves Saint Laurent serait-il aussi sentimental que caparaçonné ?
(1) éd. Gallimard, 2003. (2) éd. Denoël, 2008. (3) éd. Grasset, 2002. (4) éd. Plon, 2005.
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Pierre Bergé, entrepreneur et collectionneur
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Abonnez-vous dès 1 €1930 Naissance dans l’île d’Oléron (Charente-Maritime).
1958 Rencontre Yves Saint Laurent.
2001 Création de Pierre Bergé & associés (PBA).
2004 Ouverture de la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent.
2008 Mort d’Yves Saint Laurent.
2009 Vente de la collection par Christie’s et PBA.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°297 du 20 février 2009, avec le titre suivant : Pierre Bergé, entrepreneur et collectionneur