Figure emblématique de l’avant-garde russe, Konstantin Melnikov (1890-1974) a construit dans les années vingt à Moscou, une vingtaine de bâtiments, dont onze sont encore conservés. Interrompue définitivement par le régime stalinien, son œuvre est aujourd’hui menacée, dans l’indifférence des pouvoirs publics, par une spéculation immobilière effrénée.
MOSCOU (de notre correspondant) - Malgré la brièveté de sa carrière, Konstantin Melnikov a laissé une empreinte durable dans l’histoire de l’architecture au XXe siècle. Déjà amputée, son œuvre est aujourd’hui menacée par l’appétit des promoteurs immobiliers ; sa réalisation majeure, la maison de la culture Roussakov, est déjà inscrite sur la liste mondiale des cent monuments les plus menacés du World Monuments Fund. Avec sa façade de verre et ses trois volumes de béton en surplomb, cet édifice constitue le manifeste d’une architecture à la fois rationaliste et expressionniste. Aujourd’hui utilisé comme théâtre par le célèbre metteur en scène russe Roman Viktuk, il continue de se détériorer faute d’entretien.
Une autre création de Melnikov, un dépôt pour les bus de la ville, le garage Bekhmetevsky, risque d’être entièrement rasé. Une société privée fait pression pour prendre possession du site, détruire le dépôt et y construire un complexe immobilier de luxe. La maison-atelier de l’architecte, bâtie en 1927-1929, et qu’il occupa jusqu’à sa mort, pourrait également pâtir du boom immobilier moscovite. Aujourd’hui habitée par son fils Viktor, âgé de quatre-vingt-six ans, et sa famille, cette demeure, la seule propriété familiale du centre dense et chaotique de Moscou, située juste à proximité de l’Arbat, est assiégée par deux grands ensembles immobiliers. Les complexes arrivent jusqu’à la propriété de Melnikov, obstruent la lumière du jour et confinent la maison dans un espace restreint. “Les idées de Melnikov sur l’importance de la lumière et de l’air frais sont des éléments indispensables dans la conception de la maison”, explique son fils.
Avec ses façades en nid d’abeilles formé par quarante fenêtres hexagonales, la lumière du soleil s’infiltre de toute part. Les constructions avoisinantes ont cependant brisé ces aspirations. Le plan de la maison est également révolutionnaire par sa forme aux deux cylindres interdépendants ; l’édifice n’a pas d’angles et chaque pièce est de dimension différente.
La maison atteint 15 mètres en son point le plus haut et 10 en son point le plus large. Les immeubles environnants affectent non seulement l’esthétique de l’œuvre de Melnikov, mais provoquent aussi le glissement des terrains situés à proximité immédiate et ont un effet néfaste sur les cours d’eau souterrains, connus pour provoquer des gouffres dans le centre de la capitale. Il y a quelques années un bâtiment du vieux Moscou a ainsi été complètement englouti.
Selon le fils de Melnikov, ce glissement pourrait à long terme détruire sa maison. Il a ajouté que toutes les tentatives de compromis avec les constructeurs avaient échoué et que la ville ne s’intéressait pas à la protection du travail de son père. Officiellement, le club Roussakov et la maison des Melnikov sont des sites protégés, mais inscrits comme ayant une importance “municipale” et non “fédérale”. Le statut municipal est l’échelon le plus bas dans la hiérarchie russe des sites protégés signifiant que l’État fera peu d’efforts pour sauvegarder la maison. Viktor, qui a travaillé comme peintre sa vie durant, est habitué à l’apathie de l’État. “En Russie, l’œuvre de mon père n’est pas très appréciée. Les Italiens l’ont en revanche toujours aimé et l’ont constamment invité à venir visiter l’Italie, mais le régime soviétique ne l’a jamais laissé partir.” Bien qu’il n’ait jamais aimé l’étiquette “constructiviste”, Melnikov est considéré comme l’une des figures clés dans l’évolution du mouvement pendant les années vingt.
En 1925, lors de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels de Paris, Melnikov remporte la médaille d’or pour le pavillon de l’Union soviétique. Cette réalisation le propulse vers la gloire. Lui qui n’était pas un communiste, il tire une certaine gloire de cette réalisation. Malgré les commandes qu’il reçoit en France, il choisit de rentrer en Russie pour servir son pays mais ses rêves sont incompatibles avec la cruelle réalité soviétique. “L’idée de mon père en construisant la maison était de créer un modèle pour les habitations familiales. Il pensait que toutes les familles devaient avoir leur propre maison, et naturellement, de telles idées n’allaient pas dans le sens des Soviétiques qui préféraient l’habitat collectif”, poursuit Viktor. Après 1930, Melnikov n’a plus rien construit. Le régime stalinien a mis un terme à toute expérimentation artistique et architecturale, et le réalisme socialiste est devenu le nouveau dogme. Des dizaines de plans et de dessins de structures conçues par Melnikov existent encore, et ce sont ces traces que son fils espère exposer un jour dans un musée à la mémoire de son père. “Depuis 1985, j’offre en vain ma maison à la ville pour en faire un musée Melnikov”, conclut Viktor.
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L’avant-garde liquidée
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°108 du 30 juin 2000, avec le titre suivant : L’avant-garde liquidée