Haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères à la retraite, en poste durant huit ans à Alger, Françoise Allaire est la commissaire française de "Djazaïr, une année de l’Algérie en France". Elle répond à nos questions.
En 2003, la France célèbre “Djazaïr”, l’Année de l’Algérie, à travers une multitude de manifestations. Comment est né ce projet ?
À l’occasion de la visite d’État à Paris en juin 2000 du président de la République algérienne, Abdelaziz Bouteflika, il a été décidé d’organiser une saison de l’Algérie en France. En France, la mise en œuvre en a été confiée aux ministères des Affaires étrangères et de la Culture et de la Communication, et à leur opérateur commun : l’Afaa (Association française d’action artistique). La manifestation a ensuite été prise en main par les milieux professionnels concernés et les sociétés civiles, les mouvements associatifs, les écoles d’art et les milieux universitaires. Nous avons notamment favorisé au maximum les rencontres entre professionnels des deux pays. Un certain nombre d’Algériens sont venus ici, et nous avons envoyé 140 Français en Algérie tout au long de l’année 2002, ce qui est très important, car c’est un pays où personne n’allait plus. À cause de l’insécurité, les échanges étaient très ralentis ; beaucoup d’intellectuels avaient dû quitter leur pays pour ne pas être assassinés. Nous avions quelque peu connaissance de la pensée et de l’art des Algériens grâce à l’importante diaspora résidant en France, mais il fallait faire un état des lieux, voir ce qui s’y passait après la fermeture des écoles d’art et des conservatoires. Les professionnels ont donc visité des ateliers, rencontré des créateurs, des écrivains, des artistes, des intellectuels. Au fil de ces échanges, nous avons pu établir une programmation.
Quels ont été les critères de sélections des artistes et des manifestations ?
Le seul critère retenu est le critère artistique. Il n’y a eu ni censure, ni tabou – lors du concert à Bercy le 31 décembre dernier, on a pu entendre des chanteurs interdits en Algérie par exemple. Ces critères artistiques impliquaient évidemment un niveau d’exigence, sans aucune complaisance. À l’inverse de la littérature ou de la musique qui ont continué à s’épanouir en Algérie, les arts visuels représentaient une grande inconnue. Les premières constatations étaient préoccupantes. Nous avions le sentiment que la vie culturelle avait été particulièrement sinistrée, le directeur de l’École des beaux-arts d’Alger et celui du Musée des beaux-arts ayant été assassinés. Nous avions peur que les artistes d’Algérie soient décalés par rapport à l’évolution générale des arts plastiques. Nous avons donc confié ces inquiétudes à des professionnels français, qui sont partis en mission de repérage et de rencontre. Ces créateurs, ces responsables de centres d’art, de galeries ou d’associations, tels La Friche de la Belle-de-mai à Marseille, le Rectangle à Lyon ou La Criée à Rennes, ont montré beaucoup d’intérêt et de solidarité à l’égard de ce pays sinistré. Il en a résulté qu’ il y a en Algérie des plasticiens tout à fait reconnus – tel le groupe contestataire Essebaghine –, et que, d’autre part, de plus jeunes artistes vivent un moment d’effervescence, ce qui nous a conduit à multiplier les résidences d’artistes en France. Au total, “Djazaïr” réunit 140 expositions d’arts visuels représentant toutes les générations d’artistes et de multiples démarches plastiques : peinture, installation, vidéo... Dans certains domaines, les Algériens excellent nettement. C’est le cas du design ; en témoignent les vingt et un artistes exposés à la galerie du VIA, à Paris (jusqu’à la fin mars) ou l’exposition de l’Institut du monde arabe (Ima) consacrée à Abdi. Dans les autres domaines, l’Année de l’Algérie marque un tournant, car elle permet à des jeunes qui manquaient de moyens de se manifester et de s’affirmer.
Comment ont réagi les artistes en Algérie ?
En Algérie, la saison a majoritairement été perçue comme un ballon d’oxygène. Cela faisait longtemps qu’un intérêt réel envers la culture n’avait pas été manifesté, et que des moyens significatifs n’avaient pas été attribués à des créateurs. Cela a été vécu comme une occasion exceptionnelle de retrouver le chemin du débat, de la confrontation, avec la possibilité de se présenter dans des forums internationaux.
En France, les réactions ont-elles été différentes selon les régions ?
La saison concerne toute la France, jusqu’en Nouvelle-Calédonie ! Dans les régions où résident d’importantes communautés algériennes, ou d’origine algérienne, les mouvements associatifs sont très actifs et le nombre de projets est plus important, ainsi dans le Nord - Pas-de-Calais ou en Rhône-Alpes. Mais il y a eu aussi un engouement marqué dans d’autres régions. À l’Ouest, par exemple, les élus locaux et les institutions culturelles ont manifesté beaucoup d’intérêt. La Galerie du quartz, à Brest, accueille dès le mois de mai les travaux de photographes algériens, et le Musée des beaux-arts de Nantes rend hommage à partir d’octobre à “Nassereddine Dinet (1821-1929)”. Bordeaux organise cet été une grande exposition sur “L’école d’Alger” au XIXe siècle (Galerie du Musée des beaux-arts) tandis qu’une petite ville comme Romans (Rhône-Alpes) lance une multitude d’événements pendant toute l’année.
Quel a été le budget alloué par l’État à la manifestation ?
En Algérie, l’État a donné des moyens importants au commissariat. En France, il y a un petit budget alloué par les ministères des Affaires étrangères et de la Culture, essentiellement destiné à la communication. Celui-ci a plutôt été conçu comme un budget levier. L’argent dévolu aux manifestations provient surtout des collectivités territoriales, des conseils généraux et régionaux, ainsi que des institutions culturelles. Notre mission a été de coordonner et ensuite de labelliser, ce qui permet d’obtenir différents financements.
Quels sont les enjeux profonds de cette manifestation ?
Pour la France, il s’agit de faire connaître l’Algérie. Paradoxalement, ce pays dont nous sommes si proches est très mal connu, et l’information a été polluée par les images de massacres et de terreur des dix dernières années. Il s’agissait donc de faire connaître, puis reconnaître la culture algérienne, et de mieux intégrer ce pays comme partenaire de la France. Nous avons aussi profondément besoin d’avoir une société plus tolérante, plus citoyenne. C’est l’occasion de porter un autre regard sur les communautés algériennes issues de l’immigration.
Ces communautés ont ainsi elles-mêmes l’opportunité de ressentir une certaine fierté pour un patrimoine qu’elles connaissent souvent mal, surtout les jeunes générations. Cela peut les aider à se sentir mieux en France, et donc à s’intégrer plus facilement. Pour l’Algérie, c’est une façon de restructurer son tissu culturel, de prouver que la culture est un vecteur de résistance au fanatisme. C’est, enfin, la preuve que l’Algérie assume dorénavant toutes les composantes de son identité. On l’a vu avec la présence en qualité d’observateur d’Abdelaziz Bouteflika au 9e Sommet de la francophonie à Beyrouth (octobre 2002). Il a clairement expliqué dans son discours que, ayant assumé l’arabité et la berbèrité, il pouvait reconnaître la place de la langue française.
Certains intellectuels ont reproché au gouvernement algérien de prendre la culture en otage pour redorer l’image d’un régime entachée par les horreurs passées. Quel est votre sentiment à cet égard ?
Il y a un débat en France et en Algérie. Cela n’est pas surprenant, ni même choquant. Il est normal que les gens discutent, et il faut se féliciter que ce débat ait lieu au grand jour. Mais, dans toute chose, il faut mesurer les aspects positifs et négatifs. Les deux sociétés civiles sont tellement impliquées dans ce projet – plus de 2 000 manifestations sont répertoriées au total pour l’Année de l’Algérie – que cela va au-delà de l’intérêt de tel ou tel gouvernement. Il ne s’agit pas d’une opération de propagande. Elle n’est plus entre les mains des gouvernements, mais entre celles de la société civile, des associations et des créateurs. La manifestation marque le rétablissement de courants d’échanges entre les artistes et les intellectuels des deux pays.
Quelles seraient les manifestations les plus emblématiques de cette saison algérienne ?
Je citerais à nouveaux les différentes expositions consacrées au design algérien, mais aussi “Algérie 2003, voyages d’artistes”, en septembre à la Fondation Electra, à Paris, qui présentera des œuvres contemporaines conçues pour l’occasion ; “Abdallah Benanteur, l’œuvre gravé” à l’Ima ; l’exposition de Driss Ouadahi à l’hôtel de ville de Lille, ou encore la présence du collectif Essebaghine dans plusieurs villes de France. Il faut aussi noter les initiatives prises par le Rectangle, les Subsistances et l’École des beaux-arts de Lyon, ainsi qu’à Rennes et à Brest [citées plus haut], qui accueillent de jeunes artistes en résidence et en exposent d’autres déjà reconnus.
- “ Abd el-Kader et l’Algérie au XIXe siècle", 25 février-21 avril, Château de Chantilly (tél. 03 44 62 62 64).
- “Algérie, deux millions d’années d’histoire", 21 mars-15 juin, Muséum d’histoire naturelle de Bordeaux (tél. 05 56 48 29 86).
- “Saharas d’Algérie, paradis inattendus", 25 avril-15 septembre, Muséum d’histoire naturelle de Paris (tél. 01 40 79 30 00).
- “L’Algérie antique", 26 avril-17 août, Musée de l’Arles antique, Arles (tél. 04 90 18 88 88).
- “Zineb Sedira, regards contemporains sur la mosaïque antique", 26 avril-17 août, Abbaye de Montmajour, Arles (tél. 04 91 92 13 80).
- “Fromentin et les orientalistes", 21 juin-1er septembre, Musée des beaux-arts de La Rochelle (tél. 05 46 41 46 50).
- “L’Algérie des peintres de Delacroix à Renoir", 6 octobre-18 janvier, Institut du monde arabe, Paris (tél. 01 40 51 39 56).
- “De Delacroix à Matisse, dessins du Musée des beaux-arts d’Algerie", 15 octobre-19 janvier 2004, Musée du Louvre, Paris (tél. 01 40 20 50 50 ).
- À voir aussi : les expositions citées dans l’entretien ci-contre et p. 15 à 17 :
“L’Algérie de François Pouillon" au Centre des archives d’Outre-Mer, à Aix-en-Provence,
“Roland Simounet et la modernité" à Marseille (Espace de l’ordre des architectes),
“Alger : paysage urbain et architecture", à l’Institut français d’architecture,
“Sites phares du patrimoine mondial de l’Unesco", à l’Unesco, à Paris pour ces deux derniers lieux.
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Françoise Allaire : Connaître et reconnaître l’Algérie
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°163 du 24 janvier 2003, avec le titre suivant : Françoise Allaire : Connaître et reconnaître l’Algérie