PARIS
Trublion de la scène parisienne, le galeriste Emmanuel Perrotin a su s’imposer parmi les ténors de la profession. Itinéraire d’un jeune homme sans complexes.
« Pour bien connaître Emmanuel Perrotin, il faut interroger ses petites amies. Il a avec les collectionneurs la même attitude qu’avec elles. La séduction l’intéresse plus que le deal. Il met une charge érotique dans tout ce qu’il fait », ironise l’artiste Maurizio Cattelan, auteur en 1995 de la grande « turlupinade », Errotin, le vrai lapin (un déguisement de « lapin » que le galeriste est contraint de porter durant cinq semaines). « Il est évident qu’un bon marchand est un séducteur. Il faut réussir à dire en cinq secondes quelque chose qui capte l’attention d’un collectionneur pendant quinze minutes, comme avec les femmes », confie l’intéressé.
Emmanuel Perrotin est de ces zébulons que les Français adorent détester. À l’âge où d’autres font leurs premières armes, il s’est hissé sur le podium des meilleures galeries françaises. « En trois ans, il est passé du stade du jeune marchand qui galère et dort dans sa galerie au statut de star. Il a grandi en même temps que ses artistes », observe le courtier Philippe Ségalot. Certains voient en lui le croisement entre le galeriste américain Gavin Brown et Jay Joplin, directeur de la galerie londonienne White Cube. Il donne aussi l’image d’un préposé au gadget, surfant habilement sur tous les créneaux. Connu pour ses rodomontades, le galeriste agace autant qu’il séduit. « Il est aussi soûlant qu’attachant. Il argumente sur tout avec un bagou étonnant », remarque Nicolas Bourriaud, codirecteur du Palais de Tokyo. Bien qu’il ait longtemps mangé de la vache enragée, on lui reproche de ne pas être « marchand poète ». « Ma responsabilité de galeriste, c’est aussi que mes artistes ne crèvent pas de faim », rétorque-t-il.
« Art business »
Emmanuel Perrotin incarne l’option marché plus qu’institution, l’« art business », une conjugaison dans laquelle le business n’a pas toujours eu la vedette. Les artistes qu’il défend n’étaient en effet pas cousus de fil d’or à leurs débuts, même si Cattelan et Takashi Murakami s’imposent aujourd’hui en premiers de cordée. Et le galeriste a fait voler en éclats le déterminisme hexagonal. « Il n’est pas complexé d’être français. Il n’y a pas de pathos dans sa galerie, mais un rapport très sain au business. Les relations qu’il établit avec ses artistes ne sont pas celles d’un père à tuer », constate l’artiste Jean-Michel Othoniel. Emmanuel Perrotin sait croiser le fer avec ses confrères étrangers et capter l’attention des collectionneurs américains. Attiré par les beautiful people, à l’aise dans les milieux du jour et de la nuit, le galeriste flirte avec le groupe LVMH tout en comptant depuis quatre ans dans son fichier le milliardaire François Pinault. Mais son énergie ne sert que modestement les artistes français, minoritaires dans son écurie, parmi lesquels Jean-Michel Othoniel, Sophie Calle ou Bernard Frize.
Il y a du picaresque dans le parcours d’Emmanuel Perrotin et, en filigrane, un instinct de revanche. Après une éducation chaotique dans un lycée autogéré, il multiplie les petits boulots, oublie le baccalauréat et rêve un temps d’être scénariste. « Je voulais un travail qui me permette de me lever tard et n’exige pas beaucoup de compétences. J’ai pensé à la galerie », aime-t-il à rappeler. À 17 ans, il rejoint la galerie parisienne Charles Cartwright où il restera quatre ans. « On voyait déjà qu’il en voulait vraiment. C’était un très bon vendeur, qui insiste et ne lâche pas prise », souligne l’artiste Jean-Luc Vilmouth. Comme les Normands d’Astérix, Perrotin ignore la peur et encore plus la timidité. En quittant la galerie Cartwright, il propose aux galeries de faire le catalogue raisonné de certains artistes, à condition de pouvoir vendre leurs œuvres. Avec Philippe Parreno et Dominique Gonzalez-Foerster, connus par l’entremise d’Ange Leccia, il lance parallèlement le « Catalogue évolutif ». En 1990, il déniche Damien Hirst dans un collectif de la banlieue londonienne, et lui consacre l’année suivante une exposition personnelle, rue de Turbigo. « Je n’imaginais pas qu’il aurait le succès qu’il a eu, mais je trouvais son travail totalement différent », note-t-il. Mais, faute de moyens, il ne peut stopper l’hémorragie des artistes.
La galeriste Marie-Hélène Montenay lui propose en 1992 un espace, rue de l’Ancienne-Comédie, et devient actionnaire de sa galerie. L’année suivante, alors qu’il a pris ses quartiers rue Beaubourg, il fait le plein d’artistes nippons. En avril 1997, il suit la migration des jeunes galeries dans un 13e arrondissement en friche. Trois ans plus tard, Perrotin rencontre l’homme « providentiel », le collectionneur Bernard Herbo, qui achète les parts de Marie-Hélène Montenay avant de les rétrocéder au galeriste en 2003. Lorsqu’en 2001 le collectionneur revend la Nona Ora de Cattelan chez Christie’s pour 886 000 dollars (970 000 euros), dix fois le prix auquel il l’avait acheté deux ans auparavant, le téléphone arabe murmure que Perrotin aurait empoché 50 % de la martingale. « La galerie n’a eu que 1 % », assure le marchand. Il ne sait pourtant pas cornaquer ses collectionneurs, prompts à la revente. Plusieurs des Murakami passés à l’encan avaient été acquis chez lui. « En France, on est montré du doigt quand on revend. La revente permet parfois de justifier à son entourage l’investissement dans l’art et, en plus, de racheter autre chose », défend-il. Il est surtout le dernier à s’en plaindre, car les ventes publiques ont dopé la cote de ses artistes et assis sa notoriété.
1 400 mètres carrés à Miami
Emmanuel Perrotin est l’un des premiers à avoir mesuré l’importance de la production, quitte à se mettre au bord du déficit en 1996 avec l’exposition de Mariko Mori. « Quand j’ai commencé, les gens disaient que je faisais de l’assistanat, alors que c’est le vrai enjeu de notre métier, insiste-t-il. Mon rêve est que ma galerie évolue vers un outil de production efficace et ambitieux, capable de mener de très nombreux projets en même temps et d’offrir un confort de travail aux artistes. » Tout en étant en négociation pour reprendre l’espace parisien de Cosmic Galerie, rue de Turenne, ce qui ferait de lui un « Gagosian à la française », il lorgne vers les États-Unis pour y ouvrir une antenne. Trop malin pour jouer les seconds rôles à New York, il devrait inaugurer un espace de 1 400 m2 en décembre à Miami. L’extension parisienne est quant à elle vitale pour conserver ses artistes et en capter de nouveaux. Lorsque Cattelan a rejoint l’écurie américaine de Marian Goodman, les rumeurs ont spéculé sur l’éventuel départ de la vedette. « Pour moi, un galeriste est une interface entre un projet et quatre ou cinq collectionneurs. Emmanuel fait partie de cette constellation. Mais je ne donne pas trop de pouvoir aux gens car, à tout moment, ils peuvent être remplacés », confie l’artiste stratège. Une cruauté qui n’épargne aucun de ses marchands, aussi puissants soient-ils.
Faute d’être un théoricien, Emmanuel Perrotin s’estime boudé par l’intelligentsia. « Il y a une usine à perdre en France car tout le monde veut avoir la mainmise sur l’histoire. Certains des artistes les plus promus sont les moins vus sur le marché. Une galerie comme la mienne n’aurait pas pu exister sans les FRAC. Mais je ne me mets pas aujourd’hui dans une situation où vendre à des institutions est une question de survie. Ma grande frustration est toutefois de ne pas être une suffisamment bonne galerie pour obtenir des expositions dans les musées internationaux. » Derrière ses airs bravaches, il est un angoissé : « La galerie doit encore nettement s’améliorer. Elle doit notamment donner une image moins marchande et plus critique. » Pour cela, elle devrait éviter les expositions de vêtements de mode où « tous les articles sont en vente », dixit le cartel… Histoire d’atteindre enfin une vraie maturité.
1968 Naissance à Montreuil-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) 1989 « Les jeudis du 44, rue de Turbigo », Paris-3e 1992 MA Galerie, rue de l’Ancienne-Comédie, Paris-6e ; Appartement-galerie, rue Beaubourg, Paris-3e 1997 Installation rue Louise-Weiss, Paris-13e 2004 Foire de Bâle. Jusqu’au 6 novembre, à Paris, « Chiho Aoshima, Aya Takano, Mr. Naoki Takizawa » et « Peter Zimmerman », puis, du 13 novembre au 23 décembre, « Miami-Nice »
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Emmanuel Perrotin - galeriste
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°200 du 8 octobre 2004, avec le titre suivant : Emmanuel Perrotin - galeriste