Le commissaire d’expositions Hans Ulrich Obrist fonctionne dans le flux, la rencontre des disciplines et des territoires. Parcours d’un homme \"on the move\".
Le monde de l’art a son flâneur, l’écrivain Robert Walser ; son promeneur, l’affichiste Jacques Villeglé ; et son marcheur, l’artiste conceptuel Stanley Brouwn. Le commissaire d’expositions Hans Ulrich Obrist est, lui, de la famille des migrateurs. Cet homme de réseaux – dans le bon sens du terme – aime les pensées non stabilisées et les nouveaux territoires à arpenter. « C’est un être très deleuzien. Il croit plus au changement, au processus et à la circulation des idées qu’aux vérités éternelles », observe la commissaire indépendante espagnole Rosa Martínez. La forme préférée d’Obrist serait sans doute l’onde. D’aucuns lui reprochent son côté volatil. « S’il n’était que vibrionnaire, il aurait explosé en plein vol », rétorque l’artiste Bertrand Lavier. « C’est un être poétique qui donne de la hauteur aux choses. Il sait marcher sur terre, mais il n’est pas fait pour ça », insiste Suzanne Pagé, directrice du Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Ses airs d’adolescent distrait mais bien élevé et son sens de l’utopie cachent pourtant une vraie lucidité. Une ambition aussi, bien que dénuée d’arrivisme.
Hans Ulrich Obrist naît à Zurich en mai 1968. Ça ne s’invente pas ! « On n’a pas eu de Mai 68 à Zurich, ou plutôt on l’a eu avec douze ans de retard, en 1980 ! », ironise l’intéressé. Au Kunsthaus de la ville, il découvre les igloos de Mario Merz et les peintures de Jörg Immendorff. Lycéen, il rencontre les artistes Peter Fischli & David Weiss. De 1985 à 1991, il sillonne l’Europe en train de nuit tout en poursuivant des études en sciences sociales. En 1991, il organise l’exposition « Ma cuisine » avec l’artiste Christian Boltanski dans son appartement à Saint-Gall (Suisse). En trois mois, il aura trente visiteurs parmi lesquels le commissaire d’expositions Jean de Loisy, lequel lui décroche une bourse à la Fondation Cartier, à Paris. En une petite dizaine d’années, le jeune homme deviendra un curateur superstar.
Certains en font même l’héritier de l’übercurator [très grand commissaire d’expositions] suisse Harald Szeemann. « Tous deux sont des obsessionnels, analyse Jean de Loisy. Mais Szeemann essayait en permanence de faire une synthèse de ce qu’est l’art à un moment donné. Hans Ulrich a compris que c’est la non-synthèse qui fait l’art. » De fait, Obrist ne tire pas des lignes, mais des pointillés. « Il s’agit de jeter des ponts, d’être un catalyseur, explique-t-il. On doit lancer un processus et savoir disparaître. Un commissaire ne doit pas encombrer. » Gunnar B. Kvaran, directeur du Musée Astrup-Fearnley à Oslo (Norvège), observe qu’Obrist « stimule, relance l’artiste sans l’humilier ». Il n’est pas dans le contrôle de la forme mais dans son laisser-aller, d’où des résultats parfois mitigés.
Hans Ulrich Obrist est réputé pour l’inventivité de ses expositions, lesquelles fonctionnent sur un principe dialogique ou métonymique. Avec « Do it », principe initié après une conversation avec Lavier et Boltanski, il lance les expositions immatérielles, régulièrement enrichies dans la tradition Fluxus du mode d’emploi. Un concept qui se décline dans « Bridge the Gap », conférence évolutive sur l’art et la science (2002-2003). L’idée de mutation qui sous-tend « Do it » se poursuit enfin dans l’exposition « Cities on the Move », organisée en 1998-1999 avec le commissaire indépendant Hou Hanru.
Le jeune homme a aussi pratiqué dans des lieux inattendus comme sa chambre d’hôtel au Carlton à Paris en 1993 ou la maison de Friedrich Nietzsche, à Sils Maria (Suisse). Son répertoire compte enfin les expositions sur les scènes nationales, « un des formats les plus durs à inventer », notamment « Visions du Nord ». « Il a proposé une exposition qui n’avait rien à voir avec la mythologie de la nature dictée par les autorités locales scandinaves, souligne Gunnar B. Kvaran. Il a vu derrière ce discours officiel une société hautement technologique. »
Obrist brigue une connaissance planétaire du monde artistique. « Il peut décider en quelques minutes d’aller à l’autre bout du monde », affirme Hou Hanru. De fait, il a souvent changé de base avant de se fixer à Paris où il initie en 1993 la série d’expositions des « Migrateurs » à l’ARC, le département d’art contemporain du Musée d’art moderne de la Ville de Paris. « Je n’ai pas complètement compris cette discussion sur la crise de l’art en France, observe-t-il. Tous les éléments sont pourtant bien là. Mais quand je suis arrivé, il y avait un climat d’écoles avec le Magasin de Grenoble ou l’Institut des hautes études en arts plastiques de Pontus Hulten et Daniel Buren. Qu’il n’y ait que trois artistes français dans une Biennale de Venise m’inquiète moins que le manque de crédits de certaines écoles. »
Courant d’air
Depuis 2001, date à laquelle il devient commissaire rattaché à l’ARC, le globe-trotter a changé sa manière de voyager. Il n’en cultive pas moins la réputation d’un courant d’air ! L’arrimage à une institution donne pourtant plus de continuité à son travail. Car l’absence d’amarres connaît son revers, l’éparpillement. En cela, le duo formé avec Laurence Bossé à l’ARC était des plus efficaces. « Si on travaille comme curateur indépendant, on fait surtout des expositions de groupe. L’exposition monographique demande plus de temps, un dialogue quotidien avec l’artiste. On ne peut pas être un flying flyer », admet-il. C’est avec Olafur Eliasson qu’il signe en 2002 sa première exposition monographique.
Mais c’est dans le brassage géographique et disciplinaire qu’il s’exprime au mieux, dans les « Traversées », pour reprendre le titre d’une de ses expositions. Fidèle au credo du conservateur Alexandre Dorner, Hans Ulrich Obrist pense que, « pour comprendre les forces effectives dans les arts plastiques, il faut comprendre ce qui se passe dans d’autres disciplines ». La tarte à la crème de la pluridisciplinarité est toutefois à manier avec doigté. « Hans Ulrich connaît très bien les défauts de ce genre de manipulation et ne met les gens en relation que lorsque c’est productif », remarque Lavier. Obrist ne s’intéresse d’ailleurs à la philosophie ou aux sciences non en tant que champs spécifiques, mais dans leurs jonctions avec l’art.
Dans un contexte où il est difficile de flirter avec la fashion et la hype sans se laisser contaminer, Hans Ulrich Obrist garde la tête froide. « La hype peut parfois dans le meilleur des cas être un bon moment pour la mémoire, avance-t-il. Les artistes renvoient les uns aux autres. Mais le mécanisme inquiétant aujourd’hui, c’est que certains grands collectionneurs vendent tout ce qui date d’avant 1980. » Lui-même ne succombe pas à l’amnésie. Contemporain de toutes les générations et pas seulement de la sienne, il multiplie les entretiens d’artistes établis, oubliés ou méconnus. Il pratique ainsi une archéologie du savoir, sans nostalgie ni sentimentalisme. Vu le chaos de ses carnets de notes, où le Post-it le dispute à la patte de mouche, on s’étonne qu’il digère aisément cette somme de données ! « C’est un ouragan qui emmagasine les informations sans les classifier ou les archiver. Celles-ci flottent et à un moment il les utilise », indique l’artiste Rikrit Tiravanija.
100 mails par jour
Assis aux bonnes tables de poker, Obrist est un diplomate qui ne s’adonne pas aux jeux de la manipulation ou la médisance. Il partage même souvent l’affiche avec d’autres commissaires. « Il est dans le dialogue vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais comme ce n’est pas un formaliste, ça ne s’exprime pas dans une réunion de travail mais dans cent mails envoyés par jour », note Daniel Birnbaum, directeur du Portikus à Francfort-sur-le-Main. D’après Tiravanija, il préfère travailler en périphérie plutôt qu’au centre. Sans doute est-il assez fin pour savoir que les marges deviennent souvent centrales. L’exercice de style – et de pouvoir – d’une Biennale de Venise ou d’une Documenta ne s’inscrit pas encore dans ses tablettes. « C’est quand le projet est grand que l’exposition est grande, affirme Obrist. Je ne peux pas gonfler une idée qui n’aurait pas cette échelle. Ces deux expositions mènent d’ailleurs à une surexposition du commissaire. » Quelle serait alors son ambition ? « Il veut être de son temps, non dans ce qui a été, mais dans ce qui continue à être », estime Daniel Birnbaum.
Ce goût du flux l’amène à s’envoler à la fin du printemps pour la Serpentine Gallery (Londres) dont il devient codirecteur des expositions. Un départ qui coïncide avec celui de Suzanne Pagé du Musée d’art moderne. « Londres a complètement changé, observe-t-il. C’est une ville plus inclusive qu’il y a dix ans. On est dans une autre logique qu’avec les Young British Artists. C’est aussi un laboratoire pour des questions urbaines. » Après Paris, l’oiseau migrateur construirait-il plutôt son nid en Europe ?
1968 Naissance à Zurich.
1991 Exposition dans la cuisine de son appartement à Saint-Gall (Suisse).
1993 Début de la série des « Migrateurs » à l’ARC/Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
1998-1999 Exposition « Cities on the Move » (divers lieux)
2001 Commissaire rattaché à l’ARC.
2003 Co-commissaire d’« Utopia Station » à la Biennale de Venise.
2005 Co-commissaire de la Biennale de Moscou.
2006 Codirecteur des expositions à la Serpentine Gallery, à Londres.
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Hans Ulrich Obrist, commissaire d’expositions
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°233 du 17 mars 2006, avec le titre suivant : Hans Ulrich Obrist, commissaire d’expositions