Ariane James-Sarazin livre une solide étude sur l’un des plus célèbres portraitistes de l’Ancien Régime, en insistant sur le parcours d’un peintre artisan de sa propre réussite.
La morgue avec laquelle Hyacinthe Rigaud se permit de signifier son plus vif mécontentement au comte d’Évreux, l’un des plus illustres membres de la noblesse française, en 1731 en s’adressant à un de ses proches, n’était pas commune : « Si Son Altesse Mgr le comte d’Évreux s’étoit donné la peine de passer chez moy pour voir ce que j’y ay fait, j’ose me flaté qu’il trouveroit étrange que le conseil de son altesse Mgr le duc de Bouillon s’opposast à me donner les deux milles livres qu’il m’a promis luy-même de me faire touché, avant que de commencer. Après cela, je sçay que les conseils des grands seigneurs décident toujours pour tout ce qui leurs est avantageux, et non pour l’équitable interrest des particuliers, qui est d’ordinaire ce qui les embarasse le moins. » Cette insolence du peintre était l’un des signes des bouleversements sociaux mis en avant par Paul Hazard dans La Crise de la conscience européenne en 1935 et dont près de quatre-vingts ans plus tard, on ne cesse de mesurer au fur et à mesure des recherches sur l’histoire culturelle, sociale et politique de la fin du Grand Siècle et des prémisses du siècle des Lumières. L’ouvrage d’Ariane James-Sarazin est une nouvelle pierre à cet édifice.
Il convient justement de l’aborder sous le seul angle de l’histoire de l’art, mais selon un prisme plus large. « La soif de reconnaissance de ce talent qu’il ne devait qu’à lui-même, cette fierté, cet orgueil sont fascinants », dit-elle. Elle parle d’ailleurs de self-made-man, qui n’était pas issu d’un monde de peintres, qui s’est formé seul ou aux côtés seulement de maîtres très médiocres et qui parvint très vite non seulement à « attraper la ressemblance », mais surtout à devenir un « peintre savant, érudit, un collectionneur averti et passait pour un des meilleurs experts de son époque ». L’ancienne directrice du Musée des beaux-arts d’Angers considère toujours Hyacinthe Rigaud comme une énigme et insiste pour dépasser l’œuvre à laquelle son nom est si lié, le Portrait de Louis XIV de 1701 (Paris, Musée du Louvre) et qui aurait faussé l’image d’une carrière qui se déploie beaucoup plus en réalité au XVIIIe siècle qu’au XVIIe siècle.
Un atelier « normatif »
L’un des points les plus intéressants de l’ouvrage d’Ariane James-Sarazin tient à l’étude du processus de création dans l’atelier du peintre. Si chez Nicolas de Largillière, la part du maître et des assistants est facile à distinguer, chez Rigaud au contraire, leur collaboration était si imbriquée qu’il n’y a aucune séparation nette. Il est regrettable que la qualité des reproductions laisse parfois à désirer, mais il est certain que tout l’œuvre peint présente des disparités de qualités. « L’atelier pouvait ainsi prendre en charge la réalisation des originaux à partir des répertoires de formes et le maître pouvait ensuite les retoucher », nous explique-t-elle. Elle propose de comparer cette pratique au travail d’un atelier de haute couture. Rigaud fixa très tôt un « cadre normatif » très rigide qui lui permettait d’ailleurs de bien accorder avec ses modèles la façon dont il mettrait en avant leur statut social. L’auteur mentionne justement plusieurs échanges entre l’artiste et ses commanditaires à ce sujet et la phrase célèbre de Diderot à propos des images de Rigaud prend tout son sens, « des lettres de recommandation écrites dans une langue commune à tous les hommes ». Certes les livres de raison de Rigaud, conservés à la bibliothèque de l’École nationale supérieure des beaux-arts et à la bibliothèque de l’Institut ont été publiés voilà déjà près d’un siècle, mais tout le travail ici fourni par Ariane James-Sarazin pour identifier précisément les personnages, même lorsque les œuvres ne sont pas encore réapparues, offre une base solide pour étudier l’appartenance et les cercles de sociabilité de ses modèles. Dans cette liste, la large part attribuée aux financiers a fait gagner à Rigaud un surnom qui lui a longtemps été donné : « peintre des rois » ou « peintre du roi ». C’est paradoxalement pour cette raison que commander un portrait à Rigaud participait à une stratégie d’ascension sociale ou une manière d’asseoir socialement leurs ambitions pour une certaine classe de la société.
Témoin sans fard d’une société
En balayant le corpus du millier d’œuvres reproduites au catalogue, il est étonnant de ne retrouver que les deux seules figures de fantaisie bien connues : La Menaceuse du Musée Granet et le Jeune noir tenant un arc du Musée des beaux-arts de Dunkerque, alors justement qu’Ariane James-Sarazin montre qu’il en aurait peint plusieurs dizaines, sacrifiant à la mode du temps. C’est sans doute ces œuvres-là qu’il faut souhaiter voir réapparaître. En à peine un mois depuis la publication, une quinzaine de portraits ont été redécouverts et les Éditions Faton vont justement créer un portail en ligne pour actualiser le catalogue raisonné.
Rigaud est pour le moins un témoin fidèle qui porte un regard sans concession sur ses modèles, ne se souciant guère de flatter et il n’est guère étonnant que peu de femmes se soient risquées à lui commander leur portrait. Celui de la Palatine est ainsi l’une des images les plus étonnantes du portrait français, tant elle est étrangère à tout le désir d’enjoliver et d’embellir des peintres du XVIIIe siècle, Jean-Marc Nattier en tête. La belle-sœur de Louis XIV n’en avait que faire. Elle disait d’elle-même à sa tante Sophie de Hanovre : « Ma graisse s’est mal placée, de sorte qu’elle me va mal. J’ai, sauf votre respect, un derrière effroyable, un ventre, des hanches et des épaules énormes, la gorge et la poitrine très plates. À vrai dire, je suis une figure affreuse, mais j’ai le bonheur de ne pas m’en soucier, car je ne souhaite pas que quelqu’un tombe amoureux de moi. » L’accueil réservé à Rigaud en a fait les frais, lorsque le XIXe redécouvrit le XVIIIe, et il commença à être de nouveau recherché qu’à partir des années 1960 ou 1970. L’audace du peintre et de ses modèles devraient au contraire surprendre aujourd’hui.
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Hyacinthe Rigaud, l’audace de déplaire
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Abonnez-vous dès 1 €Paris, Éditions Faton, 2016, 1408 pages, deux volumes.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°472 du 3 février 2017, avec le titre suivant : Hyacinthe Rigaud, l’audace de déplaire