Complexe et d’une grande richesse, l’œuvre de l’artiste belge procède d’une relation réfléchie avec l’image.
VILLENEUVE-D’ASCQ - « Dès mes débuts, j’ai eu cette idée que je qualifierai de “falsification authentique”, c’est-à-dire l’idée de faire non pas des choses nouvelles, mais de travailler des images qui existent déjà et que chacun s’approprie. C’est ce qui rend la peinture contemporaine. En fait, la contemporanéité traite de la substance du document, en le revitalisant », déclare Luc Tuymans (né en 1958). Autrement dit, l’objectif de l’artiste n’est pas d’instaurer un ordre esthétique nouveau, mais d’interroger un vocabulaire pictural existant, ses ambiguïtés et ses limites. On peut être d’accord avec cette déclaration de Luc Tuymans ou la contester ; l’exposition du LaM (Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut) est une belle démonstration des différentes manières dont l’artiste belge met en pratique ses principes.
Un point commun entre toutes ces images : il s’agit systématiquement d’images prises au second degré, de clichés des clichés, car Tuymans – à partir de 1985 – ne peint qu’à partir de photographies. Refuser de travailler sur le motif n’est pas un choix uniquement stylistique, mais surtout une distanciation face à la réalité. Ses images s’inscrivent dans le flou et l’effacement ; le flou devient signe de la transformation, de la circulation entre deux états, entre présence et absence. Cet entre-deux est essentiel pour le peintre, car il lui permet de se placer dans le champ de l’indéterminé. Avec la photographie floutée, on peut faire dire au visible davantage que par l’empreinte fidèle, la représentation s’enrichit de toutes les équivoques.
D’une technique à l’autre
La pratique de l’effacement prend un sens, surtout quand on examine les thèmes récurrents chez Tuymans, souvent liés à la mémoire. Mémoire dont les « lieux » sont partagés par de nombreux artistes contemporains : Seconde Guerre mondiale, nazisme, camps de concentration (Kristallnacht, 1992). Comme d’autres, Tuymans ne croit pas au souvenir précis et exact et ses images-traces font songer aux espaces dont parle Georges Perec : « Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l’oubli s’infiltrera dans ma mémoire » (Espèces d’espaces, Paris, éd Galilée, 2010).
Un autre terme définit le travail de Tuymans – la transposition, à savoir le « vagabondage » permanent d’une technique à l’autre, en faisant des retours sur des sujets traités auparavant. À Villeneuve-d’Ascq, le parcours est constitué à partir d’ensembles qui mettent en scène toute la richesse de ses techniques de reproduction, décrites avec précision dans un guide de visite exemplaire : « La démultiplication des pierres calcaires, une par couleur, pour la lithographie ; les pochoirs interposés entre l’encre et le support pour la sérigraphie ; l’aquatinte travaillée à l’acide ou l’encrage direct du support pour le monotype à tirage unique, les supports (feuille traditionnelle, papier peint, PVC) ou les conditions de visibilité de l’image (taille, cadrage, matières, couleurs, teintes, transparences) ».
Une relation particulière à l’image
Si Tuymans est surtout connu pour son travail peint et gravé, on découvre ici toute la place qu’il accorde non seulement à la photographie, mais également au cinéma. Une des plus belles pièces de l’exposition est une mini-série de tasses de thé (« Teacups, I, II,III », 2012). Ces trois images s’inspirent de la scène d’un film où, au moment du meurtre, la tasse est renversée et son contenu coule lentement dans la soucoupe. L’aspect surdimensionné de ces objets en gros plan fait que les détails échappent à notre perception habituelle et deviennent presque des composants autonomes de l’image. L’impossibilité de cerner l’ensemble, de concilier le microscopique, l’hypertrophie du détail et l’agrandi démesuré font que la représentation devient étrangement abstraite, impalpable. Images reconnaissables, mais qui viennent d’un ailleurs, lointain et inaccessible.
Sans doute, la ressemblance avec certaines œuvres de Richter est troublante. Toutefois, à la différence de l’artiste allemand qui fait appel dans son travail à des photos déjà existantes, Tuymans ne se sert que d’images photographiées par lui-même, « filtrées » en quelque sorte par sa subjectivité. On pourrait aussi reprocher au créateur belge d’accorder parfois une importance démesurée au protocole qui, dans la lignée de l’art conceptuel, fait oublier le sujet.
Néanmoins, Tuymans fait partie des rares artistes à avoir su inventer un véritable langage pictural sans équivalent verbal. Dans cette œuvre délibérément dépouillée, l’absence de pathos fait, qu’aux images de la violence se substitue la violence des images, plus difficile à cerner.
Commissaire : Marc Donnadieu assisté par Marie-Amélie Senot
Œuvres : 70
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Tuymans, peintre du langage flou
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Abonnez-vous dès 1 €jusqu’au 8 janvier 2017, LaM, 1 allée du Musée, 59650 Villeneuve d’Ascq, tél 03 20 19 68 68, www.musee-lam.fr, mardi- dimanche 10h-18h. Catalogue éd. Ludion, 286 p., 31,90 €, entrée 10 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°466 du 28 octobre 2016, avec le titre suivant : Tuymans, peintre du langage flou