Il existe une indéniable dualité dans la vie et l’œuvre de Bacon. Le musée Maillol présente cette ambivalence à travers les thèmes du sacré et du profane que le peintre a détournés voire réinterprétés.
Il est là, assis sur le bord d’une chaise, la tête droite, le regard pensif, la mèche en vadrouille, les bras appuyés sur ses cuisses, les mains jointes, au milieu d’un incroyable capharnaüm. On dirait un sinistré revenu sur le terrain de son habitation après qu’elle a été complètement saccagée par un irrésistible tremblement de terre. Mais, à la différence d’une telle situation, Francis Bacon semble être parfaitement dans son élément. Réalisé dans les années 1980 par Carlos Freire, ce portrait photographique du peintre est emblématique de sa démarche. Si tout y est sens dessus dessous – la peinture, le corps, l’espace –, paradoxalement tout y est délibéré, construit, tenu. Chacun des tableaux de Bacon est fondé sur une organisation plastique qui met en évidence l’idée d’un écart, voire d’un écartèlement. Il existe une dualité entre l’ordre et le chaos, le sacré et le profane, l’être et le néant. Parce que l’art de Bacon est celui de toutes les passions, il y va d’un permanent séisme. Le corps y est l’objet de véritables torsions. De vraies tortures. D’autant plus douloureuses qu’il est le plus souvent multiplié en surface d’immenses polyptyques sur lesquels il s’éclate dans sa propre chair.
D’origine anglaise, né en 1909 à Dublin, mort en 1992 à Londres où il vivait depuis son adolescence, Francis Bacon dut attendre le lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour réussir enfin à trouver sa place sur la scène artistique européenne. Non que sa peinture fut en écho à la violence et à la tragédie de ces heures sombres de l’histoire mais elle était forte d’une réflexion sur l’humain, telle qu’il en trouvait l’illustration chez certains de ses prédécesseurs – Picasso au premier chef. Mais, toute sa vie, le peintre fut obsédé par une image, celle de la grande Crucifixion de Cimabue, conservée au Guggenheim Museum de New York. Il y voyait le corps du Christ comme « un ver rampant vers le pied de la croix » (David Sylvester, Francis Bacon : l’art de l’impossible, entretiens, Skira, Genève, 1976). Il n’y a pas formule plus explicite pour exprimer l’humaine condition. Pour en sanctionner la dimension d’humilité. Le ver est nu, il est chair, il est viande à l’état premier. Ainsi la peinture de Bacon. Les Trois Études de figures au pied d’une crucifixion, datées de 1944, qui constituent l’un des premiers tableaux qui comptent pour lui, présentent à droite une figure qui hurle ; celle-ci est directement inspirée par Le Massacre des innocents de Poussin qui est à Chantilly. Le peintre disait y regarder là « le meilleur cri fait en peinture » (ibid.). D’une référence à l’autre, l’œuvre de Francis Bacon ne cesse de se nourrir d’exemples empruntés tant à des sujets nobles qu’à des sujets « ignobles » – comme le disaient les futuristes. Celui de la viande n’est pas des moindres. En son temps, Rembrandt s’y est appliqué et nous a livré l’un des morceaux les plus puissants de l’histoire de la peinture occidentale. Rien ne pouvait plus donner envie à Bacon. Non seulement d’en reprendre à son compte l’iconographie mais de la croiser avec d’autres, considérées comme plus « élevées ». Pour ce qu’elle opère une synthèse de trois des traditions les plus fortes de l’histoire de l’art, l’œuvre intitulée Peinture que Bacon a réalisée en 1946 passe ainsi pour être le parangon de ce type de démarche. Dans le même champ iconique, il y conjugue tout à la fois le thème de la crucifixion, le genre du portrait de grand homme et le motif de la viande accrochée.
« J’ai toujours été touché par les images relatives aux abattoirs et à la viande, et pour moi elles sont liées étroitement à tout ce qu’est la crucifixion » (ibid.) confiera l’artiste à David Sylvester. La formule peut surprendre, voire choquer ; elle n’est pourtant que celle d’un peintre, d’un homme de la matière. Il n’y a chez lui aucune espèce d’attitude provocante. Ce n’est pas l’enveloppe qui l’intéresse, ni l’apparence, mais l’intime, l’essence même de l’être. Sa peinture n’est pas celle d’une parole, elle est celle d’un cri. Qu’il soit le premier, le millième ou le dernier poussé, peu importe ; il est celui qui lie existentiellement l’homme au monde. Si Francis Bacon « n’a en lui rien de religieux, voire de mystique », c’est qu’« il se tient en deçà et au-delà… » (Yves Peyré, L’Espace de l’immédiat : Francis Bacon, L’Échoppe, 1991). Fondamentalement athée, Bacon rapporte tout à deux niveaux récurrents, l’homme et la peinture. Comme si l’un était fait de l’autre. Comme si l’un était fait pour l’autre. « Bacon scrute la douleur pour en savoir plus, non pas en inquisiteur : ce n’est pas la confidence ou l’aveu qui le retient, c’est le cri, le cri pur, ce en quoi l’homme est à la fois le plus près de lui-même et le plus loin, le plus précisément homme et le plus animalement homme », écrit encore Peyré, sanctionnant par là la dimension éminemment humaniste de son œuvre.
Omniprésente, la figure de l’homme occupe chez Bacon une place centrale. Elle en structure la composition, en règle la dynamique, en justifie le développement polyptyque. Quels que soient les traits qu’elle emprunte – ceux du pape Innocent X ou Isabel Rawsthome (ill. 4), d’un singe, d’un ami comme George Dyer ou d’un chien, d’un masque mortuaire comme celui de William Blake ou d’une crucifixion, de Van Gogh ou d’un inconnu –, elle est toujours le prétexte originel au fait de peinture. Plus que chez un autre, chacun des tableaux de Bacon n’est autre que la formulation reprise du précédent et chacun d’eux la projection de sa propre libido, de ses déchirements intimes, de ses joies profondes comme de ses préoccupations métaphysiques. À ce point que toute l’œuvre du peintre s’offre finalement à voir comme un permanent autoportrait. Qu’il multiplie les études de papes d’après Vélasquez (ill. 2, 3), qu’il place au cœur d’un ring une figure esseulée dont l’image se reflète dans une glace, qu’il brosse tel fragment de crucifixion nantie en place du Christ de deux formes animales tachées de sang (ill. 6), c’est toujours l’occasion pour lui d’avouer son impossibilité à cerner la figure humaine et dire cette difficulté d’être qui est la sienne. L’angoisse de l’homme d’église pris au piège de son fauteuil n’est autre que celle du peintre face à la terrible dualité du temporel et du spirituel. La stupéfaction de l’homme qui se découvre dans un miroir n’a d’égal que celle de Bacon observant comment la viande du visage glisse sur elle-même. La violence iconoclaste de ses crucifixions fait écho à la profondeur des blessures intérieures qui déchirent l’homme et l’artiste.
La peinture de Francis Bacon ne raconte rien. Elle n’illustre rien. Elle est, tout simplement. Dans cet « espace de l’immédiat » dont parle Yves Peyré et dans lequel le peintre nous invite à « sonder notre vision ». « Un appel auquel on ne peut se dérober. On est comme sommé de s’expliquer » affirme l’auteur. De fait, quelque chose est à l’œuvre chez Bacon qui interdit toute fuite. Qui nous cloue en nous-mêmes. Qui tient à la façon qu’il a de nous interpeller au plus fort de cette part de sacré et de profane qui nous constitue. Aussi la peinture opère-t-elle chez lui comme la révélation d’une essence sublime qui met sur le même plan le divin, l’humain et l’animal.
« Francis Bacon, le sacré et le profane » a lieu tous les jours sauf les mardis et le 1er mai, de 11 h à 19 h, du 7 avril au 30 juin. Tarif plein : 8 euros, réduit : 6 euros, gratuit pour les moins de 16 ans. PARIS, musée Maillol-fondation Dina Vierny, 61 rue de Grenelle, VIIe, tél. 01 42 22 59 58, www.museemaillol.com
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Francis Bacon - Le divin, l’humain et l’animal
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°558 du 1 mai 2004, avec le titre suivant : Francis Bacon - Le divin, l’humain et l’animal