Art contemporain

PHOTOGRAPHIE

Un Serrano qui a du coffre

Par Christine Coste · Le Journal des Arts

Le 11 juin 2024 - 786 mots

Le Musée Maillol présente une rétrospective d’ampleur du photographe. À six mois de l’élection présidentielle américaine, Andres Serrano dresse un portrait frappant de son pays.

Paris. Quand la rétrospective « Andres Serrano » fermera ses portes, le 20 octobre prochain, on ignorera encore qui de Joe Biden ou de Donald Trump deviendra le 47e président des États-Unis. Pour l’heure, au Musée Maillol, l’artiste américain élude la question de son propre vote. « Je ne sais pas encore, j’y réfléchis… Mais l’important, n’est-ce pas, est d’agir selon sa conscience », réplique-t-il à Élie Barnavi, historien et essayiste, dans le long entretien publié dans le catalogue de l’exposition. Andres Serrano n’en esquive pas pour autant les questions posées par le professeur émérite d’histoire de l’Occident moderne à l’université de Tel-Aviv, ambassadeur d’Israël en France entre 2000 et 2002. Car dans ses propos comme dans son œuvre, l’Américain (né en 1950) à New York, élevé par sa mère dans le quartier de Brooklyn, livre une vision saisissante de son pays et de ses fractures profondes, en ces temps de campagne électorale très tendue.

L’approche ne souscrit à aucun regard critique sur ses compatriotes ni engagement militant en faveur de telle ou telle cause ; il s’agit plutôt de la démarche d’un anthropologue, qui, depuis plus de quarante ans, explore, au travers uniquement du portrait, la violence, le racisme, la prégnance chrétienne et l’ordre moral puritain qui traversent l’histoire des États-Unis. En ce sens, la rétrospective du Musée Maillol est particulièrement réussie, laissant percevoir les différentes composantes de la société et ses antagonismes au fil d’extraits de séries produites par l’artiste depuis ses débuts en 1987. Et ce dès l’entrée, avec la section « Natives Americans », portraits datant de 1996 d’Amérindiens en vêtements traditionnels, symboles de leur identité, suivis d’« America », portraits d’Américains archétypaux de tous horizons réalisés par l’artiste en réponse aux attentats du 11-Septembre. Figure ici le portrait de Trump, incarnation même du rêve américain pour l’artiste quand il le photographie en 2004. « À l’époque, il n’était pas la même personne que celle que vous connaissez aujourd’hui. Il n’était pas aussi clivant, mais il a toujours eu des opinions sur tout. » Le regard du portraituré n’en est pas moins glaçant.

La violence de l’Amérique

« Nomads », sur les sans-abri, ou « Infamous », réalisés peu avant la pandémie de Covid-19 sur l’iconographie raciste véhiculée par des artefacts (boîtes de conserve, illustrés, jeux…) en vente sur des plateformes, montrent d’autres facettes que les séries sur le sexe ou la religion, et sont de la même veine esthétique narrative que ses portraits emblématiques, plus grand que nature et aux couleurs flashy. Cette constante sur quarante années de création est particulièrement éloquente dans le déploiement des séries qui n’obéit à aucun ordre chronologique. Elle participe à renforcer cette violence latente des images que l’on ressent tout au long du parcours, y compris dans Piss Christ (1987), image qui suscita à l’époque un déchaînement d’attaques violentes venant de la « nouvelle droite » américaine.

« L’histoire de l’Amérique est consubstantielle à la violence », souligne Michel Draguet, l’ancien directeur des Musées royaux des beaux-arts de Bruxelles et déjà commissaire en 2016 d’une rétrospective marquante au musée qu’il dirigeait alors. Intitulée « Uncensored Photographs » (« Photographies non censurées »), elle avait été la toute première de la carrière de l’artiste – aucune institution américaine n’en a encore présenté. Les attentats de Bruxelles avaient toutefois conduit à l‘époque à la fermeture du musée et donc de l’exposition, restée visible seulement cinq jours.

On peut ne pas apprécier l’esthétique d’Andres Serrano, jugée parfois trop appuyée ou trop signifiante, la rétrospective du Musée Maillol n’en convoque pas moins le trouble devant la grande liberté que s’octroie l’artiste dans le choix de sujets aussi sensibles que celui de la religion, par exemple. « Chrétien et patriote », comme il se définit, Serrano, qui se défend de tout jugement, est l’auteur d’une œuvre qui revisite à sa manière le rêve américain. En témoignent ses travaux récents sur les États-Unis à l’exemple, issue de la série « Flag Face », de la photographie du drapeau américain évoquant, replié, le chapeau du Ku Klux Klan – elle fait l’affiche. Ou l’installation « Trumperies », version réduite de celle qu’il a présentée en 2019 à ArtX à New York, construite à partir de milliers d’artefacts glanés concernant la vie de Donald Trump, et produits pour la plupart par ce dernier.

La passion de collectionner de Serrano irrigue l’œuvre, voire la détermine dans son entreprise de collecte des différents visages qui constituent la société étasunienne. La conception de son premier film, Insurrection (2022), relève du même principe. Mais devant ce récit construit à partir de séquences de films relatifs principalement à l’assaut du Capitole par les partisans trumpistes, on ne peut s’empêcher de penser que, pour la première fois, Andres Serrano exprime son inquiétude.

Andres Serrano. Portrait de l’Amérique,
jusqu’au 20 octobre, Musée Maillol, 61, rue de Grenelle, 75007 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°635 du 7 juin 2024, avec le titre suivant : Un Serrano qui a du coffre

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