Exposée jusqu’au 3 novembre au château de Châteaudun, la peintre franco-américaine a construit son œuvre autour de préoccupations écologiques. Elle ne cesse de travailler sur la promotion d’une « alliance » avec les castors, garants d’un monde plus vivable.
Les œuvres d’art témoignent de l’évolution de notre regard sur le monde. Parfois elles y contribuent. Prenons le motif de la piscine. Dans les tableaux de David Hockney (A Bigger Splash, 1967), cette étendue de bleu presque abstraite glorifie le ciel, la lumière et l’art de vivre de la Californie des années 1970. Pur plaisir. Dans les dessins de Suzanne Husky (née en 1975), c’est une autre histoire. Ainsi de cette aquarelle offrant une vue en coupe d’une symétrie toute pédagogique (Quels géo-ingénieurs voulons-nous ?, 2022) : à gauche, on voit une « piscine à coque polyuréthane » avec sa tuyauterie invasive, son « eau polluée » et alentour le « sol asséché », à droite de la page, une mare naturelle verdoyante et son camaïeu de bleus et de verts où le regard se fond. Autant dire que la Franco-Américaine prend de la distance avec la société des loisirs. Suzanne Husky a suivi un parcours atypique qui se traduit par une œuvre (sculpture, vidéos, dessins, installations, performances…) d’une cohérence implacable. Élevée par deux parents artistes – une mère peintre, un père musicien –, c’est très naturellement qu’elle emprunte la voie de l’art, tout en restant attirée par les savoirs liés à la terre. « J’ai grandi en Gironde, où j’ai étudié à l’École des beaux-arts de Bordeaux, puis j’ai suivi un cursus de paysagisme horticole », explique-t-elle derrière son écran. Nous aurions pu la voir, si la date s’y était prêtée, dans le Sud-Ouest, où elle possède une maison, « [s]on endroit de cœur ». Mais pour l’heure, elle répond de San Francisco, où elle habite et travaille, avec son mari et leur petit garçon.
Revenue à l’âge adulte en Californie, berceau de sa famille paternelle, elle y a exercé un temps comme paysagiste, concevant et réalisant de beaux jardins pour des particuliers, non sans une certaine frustration face aux exigences parfois « débiles » de ces clients « privilégiés ». Mais avec la satisfaction aussi, de contribuer à restaurer ici et là un peu de résilience à la sécheresse et de biodiversité, d’aider par exemple un papillon migratoire en plaçant une aire végétale accueillante sur sa route. Cependant, « progressivement, l’intérêt pour l’histoire du paysage a pris le pas sur le paysagisme, puis je me suis formée en permaculture et en agroécologie », résume-t-elle.
Cette formation lui a permis d’échapper à la spirale d’éco-anxiété qui menaçait de la happer. La jeune femme s’était en effet placée à un poste d’observation de premier choix en créant le Nouveau ministère de l’Agriculture, un projet en duo avec l’artiste chercheuse Stéphanie Sagot – fondatrice du regretté centre d’art et de design La Cuisine, à Nègrepelisse (82). Leur collaboration commence dans l’allégresse. « Stéphanie avait été invitée au centre d’art La Panacée, à Montpellier, et elle m’a proposé de cocréer une pièce. Nous avons imaginé ensemble le Nugget Show (2016) Je n’ai jamais autant ri de ma vie », se souvient-elle à propos de cette dystopie horrifiante et désopilante sur l’élevage intensif. Elles décident alors de prendre les politiques agricoles comme objet d’étude central de leur collaboration, pour mieux remettre au centre la question de la terre. L’idée commence alors à faire son chemin dans l’art contemporain, comme en témoigne l’exposition orchestrée il y a quelques mois par le Musée des abattoirs, à Toulouse (« Artistes et paysans. Battre la campagne », de mars à août 2024), remettant ce mouvement en perspective, de l’entrée du monde paysan au musée, au XIXe siècle, jusqu’à l’engagement récent des artistes comme Suzanne Husky, en passant par les figures de pionniers tels que l’Autrichien Lois Weinberger.
Ce Nouveau ministère de l’Agriculture fictif conduit le duo à se plonger dans des archives bien réelles, à exhumer les discours officiels, à traquer les contradictions gouvernementales sur ce sujet (Éléments de langage, extraits de discours de ministres au fil des années, performance et édition, 2018). Une matière riche dont se nourrit leur œuvre critique… Jusqu’à éprouver un vertige face au désastre général. « Je voulais être dans la proposition, se remémore Suzanne Husky. J’ai demandé à l’un de mes enseignants en agroécologie, Hervé Coves, un agronome franciscain et un professeur extraordinaire, quelles seraient les mesures qu’il adopterait s’il était ministre. Il a conçu un programme agricole sur mille ans, le temps de l’art. Nous en avons tiré un film militant (Manifeste pour une agriculture de l’amour avec Hervé Coves, livre et vidéo, 2020). Au centre d’art et de design La Cuisine, les deux artistes réalisent également une grande fresque-aquarelle faisant écho aux récits écologiques utopistes (ceux de la militante écoféministe Starhawk, de la philosophe Françoise d’Eaubonne, d’Ernest Callenbach, auteur d’Ecotopia…). Le principe d’une cartographie mettant le paysage à plat, la palette chromatique tendre et délavée, les phrases inscrites dans le dessin : les grandes lignes de l’œuvre graphique de Suzanne Husky s’esquissent là.
L’autre film de Suzanne Husky que l’on peut aussi visionner sur son site avec un ébahissement béat, c’est celui qu’elle consacre à la naturaliste Patti Smith, sur les traces des castors affectueusement dénommés Willow, Pumpkin et Pye (Le Son d’une nouvelle cascade, 2022). C’est en menant des recherches autour de la figure animale dans les contes et les mythes, que Suzanne Husky a pris conscience de « l’agentivité » (capacité d’un être à agir sur les autres et le monde) du castor dans la mythologie amérindienne. Elle lit les textes de Patti Smith, qui dirige un centre d’éducation environnementale, va à sa rencontre et se renseigne sur une pratique militante de régénération des cours d’eau fondée sur l’imitation du « peuple castor ». Ce dernier occupe depuis une place de choix dans son œuvre, puisqu’elle a consacré à cet industrieux rongeur, indispensable à la santé des écosystèmes, pas moins de huit expositions. Lauréate 2023 du prix Drawing Now, elle conçoit ainsi pour son exposition au Drawing Lab une pièce maîtresse, un rouleau de papier dessiné de près de huit mètres de long se référant explicitement à la tapisserie de Bayeux (« toile de la conquête », à la gloire de Guillaume le Conquérant), si ce n’est qu’ici, « le héros, c’est le génie des marécages », souligne Lauranne Germond, commissaire de l’exposition, cofondatrice et directrice de l’association COAL (Coalition pour une écologie culturelle). « Le castor (ré)apparaît aujourd’hui comme une des premières solutions fondées sur la nature pour réparer nos milieux à l’agonie », détaille Lauranne Germond dans son introduction, citant à l’appui le rapport du GIEC de 2022. « Et c’est à convaincre de cette nécessité que s’emploie Suzanne Husky […] en restaurant dans les imaginaires, l’image de la rivière en bonne santé ». Et en faisant la promotion active d’une « alliance avec les castors » dont elle décline le logo sur des tee-shirts, des stickers, des tasses et des blasons.
Pour faire avancer sa cause, Suzanne Husky collabore avec des scientifiques et des savants, comme le philosophe du vivant Baptiste Morizot, avec lequel elle cosigne cet automne le beau livre Rendre l’eau à la terre, chez Actes Sud. L’ouvrage est un cri d’alarme sur « la terre assoiffée par l’ère du drainage et les sécheresses climatiques qui s’amplifient dans des milieux que les aménagements modernes ont rendus incapables de se réhydrater par eux-mêmes », écrit Baptiste Morizot, déplorant notre paysage de rivières « corsetées et bétonnées ». Comment se sont-ils rencontrés ? Suzanne Husky a lu Manières d’être vivant (Actes Sud, 2020), qui l’a « bouleversée », et elle écrit à son auteur, Baptiste Morizot. Ce dernier, qui connaît le travail de tapisserie de l’artiste, lui répond, puis lui demande une illustration de couverture pour L’Inexploré (Wildproject, 2023). Ils font finalement connaissance à la Biennale de Lyon de 2022. « Elle a commencé à me glisser ses histoires de castors, qui avaient pris possession de son œuvre artistique […] et à me “convertir”. Je crois que c’est le mot », raconte Baptiste Morizot dans une conférence (La Manufacture d’Idées, 2023). « Suzanne a une compréhension très profonde de cette question, poursuit-il, parce qu’en tant qu’artiste, elle est complètement libérée des segmentations disciplinaires et des registres de parole, de langage et de savoir, c’est-à-dire que dans la même œuvre, elle va mobiliser un mythe amérindien et un graphe hydromorphologique. » Dans l’ouvrage qu’ils cosignent, le fil de l’écriture de Baptiste Morizot se mêle aux dessins à l’eau de l’artiste comme dans le lit d’une rivière libérée, témoignant de la fécondité de leurs échanges, mais aussi de leurs observations de terrain, en Californie, aux côtés des hydrologues.
« Le constat sur le climat et l’environnement est déprimant. À l’inverse, l’hydroécologie est joyeuse car elle donne des outils pour recréer de la vie », s’enthousiasme Suzanne Husky, qui se félicite d’avoir, avec Baptiste Morizot, apporté cette pensée en France. « Grâce à lui et à mille personnes que nous avons rencontrées, nous avons désormais trois sites pilotes en Gironde et nous avons fait venir des Américains pour former des Français. » Ainsi, les œuvres d’art, comme les castors, ont parfois un effet sur le monde.
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Suzanne Husky, à la rencontre du peuple castor
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°780 du 1 novembre 2024, avec le titre suivant : Suzanne Husky, à la rencontre du peuple castor