STRASBOURG
« Avant le musée… À quoi servaient les tableaux ? » replace des œuvres du palais Rohan dans leur contexte originel.
Strasbourg. Il y a mille et une façons de penser l’histoire de l’art, mais celle qui prévaut dans les musées interprète les productions artistiques selon leur style et l’époque qui les a vues naître. Le parcours classique d’un musée de beaux-arts emmène ainsi le visiteur des primitifs au baroque, du classicisme au réalisme, dans un ordre chronologique et stylistique. Un parcours qui bien souvent élude l’utilité première et le contexte d’exposition originel des œuvres exposées. Avec « Avant le musée… », le Musée des beaux-arts de Strasbourg entend réparer cette lacune.
Ce sont deux constats qui amènent Dominique Jacquot, conservateur en chef, à imaginer cet accrochage : aucune des œuvres présentées sur les cimaises du palais Rohan n’a été conçue pour cet usage, et les visiteurs ignorent le plus souvent l’usage premier des tableaux avant de devenir des objets muséifiés. À travers divers dispositifs (projections, « douche audio », dessins, reconstitution), le public fait l’expérience, au sein de la collection permanente, de cette fonction originelle de ces tableaux.
Le visiteur comprend alors que ce petit polyptyque de Hans Memling était un objet de dévotion privée transportable, pliable, destiné à voyager. il peut envisager les vedute de Canaletto comme des cartes postales, des souvenirs de voyage que les jeunes Anglais commandaient au maître vénitien à la fin de leur Grand Tour. Et découvrir qu’un panneau de Michel Dorigny était enchâssé dans une porte des appartements d’Anne d’Autriche, et faisait partie d’un ensemble décoratif complet avant d’être considéré comme une œuvre autonome.
Au fil du parcours, on en vient à se demander si, en dissimulant la fonction originelle des tableaux, les musées n’ont pas rendu certaines œuvres incompréhensibles. Conçu pour être au-dessus d’une cheminée, le Loth et ses filles de Simon Vouet jouait avec les flammes du foyer pour évoquer la destruction de Sodome. Sans la danse des flammes, le tableau n’est-il pas amputé d’une partie de son effet ? De même, la pudeur de la Renaissance commandait que l’on masque les grands nus d’un rideau : dans le parcours strasbourgeois, une toile inspirée de la Vénus d’Urbin du Titien retrouve toute sa portée érotique par le simple ajout de ce dispositif [voir ill.].
Cette exposition vient ainsi nous rappeler que le musée est bien une invention récente, qui oriente notre perception des œuvres d’art ; comme le résume Dominique Jacquot, « la présence sur les murs d’un musée est en elle-même une métamorphose de l’œuvre ». Considéré comme l’espace de conservation des œuvres d’art, faut-il aussi envisager le musée comme le lieu de leur transformation ?
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°532 du 1 novembre 2019, avec le titre suivant : À Strasbourg, les œuvres en dehors du musée