Photographie

Sam Stourdzé : « La photographie a été une révolution visuelle phénoménale »

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 2 septembre 2024 - 1443 mots

Directeur de la villa Médicis et spécialiste de la photographie, Sam Stourdzé signe l’exposition « Voir le temps en couleurs. Les défis de la photographie », au Centre Pompidou-Metz. Deux cent cinquante photographies retracent le parcours de ce médium se développant au gré des progrès techniques et des recherches esthétiques.

Pourquoi avoir conçu cette exposition ?

Il y a deux ans, j’ai eu un échange avec Chiari Parisi qui avait envie de présenter une grande exposition sur la photographie au Centre Pompidou-Metz. Elle m’a demandé si j’avais un projet que je désirais concrétiser. Depuis longtemps, j’avais l’idée d’une grande promenade dans l’histoire de la photographie pour raconter une histoire esthétique de la photo à partir des trois grandes conquêtes techniques que fut la fixation de l’image, du temps et de la couleur. C’est ce que propose aujourd’hui l’exposition avec des allers-retours permanents entre la partie historique et des figures contemporaines comme Thomas Ruff, Hans Peter-Feldmann ou avec des générations plus récentes comme Dove Allouche, Constance Nouvel ou Laure Tiberghien qui viennent en contrepoint prolonger le regard sur l’histoire et interroger la photographie elle-même.

Qu’est-ce qui s’est joué dans la fixation et la reproduction d’une image qui a conduit à l’invention de la photographie ?

Beaucoup de choses, en particulier au niveau de la reproduction d’œuvres d’art et de la préservation des biens culturels. En 1895, pour la première fois, une campagne de restauration de La Cène de Léonard de Vinci s’appuie sur des photographies grand format. Quarante ans plus tôt, Gustave Le Gray a photographié La Joconde et a essayé, au tirage, des virages [des traitements chimiques] différents afin d’étudier la variété de leurs tonalités. Cette idée de la copie a ouvert le champ des possibles. Parce qu’il est mécontent des reproductions qu’on lui a fournies de ses sculptures, Constantin Brancusi, soutenu par son ami Man Ray, photographie lui-même son travail et construit un laboratoire dans son atelier. Pour lui, la photographie n’est pas un simple outil de reproduction de ses œuvres, mais un support d’étude pour l’élaboration de ses sculptures.

On est loin de la conception de Charles Baudelaire de la photographie comme « humble servante des sciences et des arts »…

Absolument. Lorsque Gerhard Richter commence en 1962 sa série de peintures réalisées à partir de photographies, l’usage du flou en peinture lui permet de renforcer la sensation de réalisme et d’opposer à la traditionnelle question du devenir de la peinture face à la multiplication de son image, celle du devenir de la photographie, désormais reproductible par la peinture.

Le dénominateur commun des perfectionnements techniques des appareils et des procédés photographiques du XIXe siècle jusqu’à nos jours n’est-il pas aussi de montrer ce que l’œil nu n’arrive pas à voir ?

Aujourd’hui, on prend effectivement complètement pour acquis les photographies de l’infiniment petit ou de l’infiniment grand, mais il faut se replonger sur ce que cela veut dire au XIXe siècle de découvrir et regarder une image d’un sommet de montagne pour des gens qui ne sont pas alpinistes, de voir la surface de la lune ou les premiers rayons X : c’est une révolution visuelle phénoménale qui passe à chaque fois par la mise au point de techniques nouvelles et des créations esthétiques et artistiques nouvelles. Les travaux des physiciens Eadweard Muybridge et Étienne-Jules Marey ont bouleversé la compréhension de la physiologie humaine et animale. Edgar Degas s’appuie sur les photographies de la décomposition du galop d’un cheval de Muybridge pour réaliser ses propres sculptures. Les vues marines de Gustave Le Gray, réalisées entre 1856 et 1858, ont aussi marqué une étape décisive dans l’histoire de la photographie instantanée en combinant deux négatifs, l’un captant les mouvements de la mer, et l’autre celui du ciel, en un seul et même tirage. En relevant ce défi technique, il a signé les premiers photomontages de l’histoire. C’est un geste alors extrêmement fort, car il constitue une entorse à l’idée de la photographie comme restitution de la réalité. Lorsque pour la série « Theatres », Hiroshi Sugimoto capte, par des photographies à exposition longue, des films projetés dans des salles de cinéma, sa captation produit un écran blanc : il compresse ainsi le temps du film en une seule image prenant le contrepied de l’instantané et crée l’utopie que tout un film se concentrerait en une seule image. Comme Le Gray, Sugimoto se joue du réel comme un peintre.

La photographie du rebond d’une goutte de lait par Harold Edgerton qui constitue l’affiche de l’exposition cristallise les trois défis que furent l’instantané, la reproduction et la couleur. Elle rappelle aussi le rôle central qu’ont joué les scientifiques et les chercheurs dans l’histoire de la photographie…

En 1926, l’invention du stroboscope, ancêtre du flash, par Harold Edgerton, professeur d’ingénierie électrique au Massachusetts Institute of Technology (MIT) lui a permis de mener ses recherches et de faire progresser la technologie de l’image, tout en apportant à cette dernière une puissance visuelle et esthétique telle que l’on ne se pose plus la question de savoir si Edgerton est un photographe, un artiste ou un scientifique. Il est les trois à la fois, et ses photographies ont trouvé leur place au sein des musées.

L’intérêt porté à la photographie par le milieu de l’art s’est toutefois fait bien plus tard…

C’est ce que montre la section de l’exposition sur la couleur qui, longtemps, a été complètement rejetée par les photographes-auteurs. Son usage par les amateurs, par les magazines et les photographes de mode était dédaigné à tel point que le corpus d’œuvres en couleurs que produit Saul Leiter dans les années 1950-1960 n’est découvert qu’à la fin des années 1990 et reconnu dans les années 2020. Il en a été de même avec Yevonde Middleton, pionnière de la photographie couleur en Angleterre, dans les années 1930, dont les photos et leur sujet annonçaient le pop art. Dès son invention, la photographie a voulu capter le monde, le mouvement et la couleur. Louis Ducos du Hauron a été le premier à élaborer un procédé couleur que les frères Lumière ont amélioré avec l’invention de l’autochrome, premier procédé industriel de la photographie couleur qui a rencontré un vif succès auprès du public et des professionnels avant de disparaître au profit des pellicules commercialisées par Kodak et Agfa à la fin des années 1930. En témoigne le projet du banquier Albert Khan de constituer les « Archives de la planète » et d’envoyer des opérateurs aux quatre coins du monde. J’ai grandi avec une histoire de la photographie qui établissait que la couleur appartenait aux années 1970 avec quatre grands photographes américains : Steven Shore (lire p. 89), William Eggleston, Joel Meyerowitz et William Christenberry. Elle s’inscrivait dans une lignée très documentaire et américaine. Saul Leiter, on ne le connaissait pas, et pour Helen Levitt – longtemps dans l’ombre de Walker Evans parce qu’elle avait eu une aventure avec lui –, il a fallu attendre un certain moment pour qu’on lui reconnaisse une vraie place alors que ses photographies sont extraordinaires et que le diaporama qu’elle a réalisé pour le MoMA (New York) et que l’on montre dans l’exposition est un acte artistique extrêmement contemporain.

Vous citez quatre photographes américains. Est-ce à dire qu’au même moment, en Europe, rien ne se passe ?

Non pas du tout, mais pas de la même manière. Robert Doisneau ou Henri Cartier-Bresson ont pratiqué la couleur, mais ils ne tirent pas les photos. Eggleston fait des dye-transfer [processus d’impression photographique couleur] dès les années 1970. La question de la reconnaissance institutionnelle est importante aussi. Helen Levitt fait une proposition d’un diaporama couleur au MoMA alors que Doisneau ou Cartier-Bresson n’exploiteront jamais de leur vivant leurs photographies couleurs.

Mais durant ces années, ce travail sur la couleur, John Batho ou Denis Brihat le font aussi en France…

Oui, c’est vrai, mais si leur travail est formidable, il n’a pas eu cette reconnaissance. Avec Eggleston, Shore ou Meyerowitz, se crée une école que nombre de photographes suivront. Martin Parr ou Harry Gruyaert sont les enfants de cette génération, avec, depuis quelques années, des approches expérimentales et conceptuelles qui retraversent l’histoire des procédés couleur et la réinterrogent.

Pourquoi n’abordez-vous pas dans l’exposition le défi de l’intelligence artificielle ?

Car les trois défis évoqués – la reproduction, l’instantané et la couleur – sont présents dès l’invention de la photographie. La question du numérique ou de l’intelligence artificielle ne se pose pas en 1820-1830. Les défis de l’IA sont gigantesques et enthousiasmants parce qu’imaginer une intelligence générative, capable de produire des images inventées, est fascinant. L’exposition le rappelle : les avancées technologiques ont été l’occasion pour les artistes de renverser la table, de réinventer les choses et de se les réapproprier pour proposer de nouvelles lectures du monde.

À voir
« Voir le temps en couleurs. Les défis de la photographie »,
Centre Pompidou-Metz, 1, parvis des Droits de l’homme, Metz (57), jusqu’au 18 novembre, www.centrepompidou-metz.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°778 du 1 septembre 2024, avec le titre suivant : Sam Stourdzé : « La photographie a été une révolution visuelle phénoménale »

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