Pour célébrer le 60e anniversaire de son premier défilé, six musées parisiens invitent Yves Saint Laurent. Un dialogue éclectique qui revient sur les affinités du couturier avec l’art et souligne la pluridisciplinarité de sa création.
« Tel un fleuve, mon imagination a charrié avec le temps toute la musique, la peinture, la sculpture, la littérature, cela même que Nietzsche appelait les fantômes esthétiques sans lesquels la vie serait intenable. » Lors de ses adieux au monde de la mode, prononcés pour son ultime défilé en 2002, Yves Saint Laurent (1936-2008) rappelle à quel point ses collections sont les incarnations vivantes de ces figures artistiques, à la fois source d’inspiration, d’imagination et de création. Mais qui sont-ils, ces « fantômes esthétiques » ? Comment ont-ils hanté son œuvre ? Alors que la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent ouvrait ses portes en 2004 avec une exposition consacrée aux séries de vêtements créés en hommage aux peintres qu’il admire et qui ont nourri son imagination, ce « dialogue avec l’art » va aujourd’hui plus loin, en soulignant la complexité de ces relations avec les arts et en décloisonnant les frontières entre les diverses formes de création. Yves Saint Laurent entretenait des liens, non seulement formels, mais consubstantiels avec la peinture, la littérature, le cinéma, le théâtre…
Au commencement de cette histoire d’amour fusionnelle entre Yves Saint Laurent et les arts est la pratique du collectionneur passionné, qu’il partage avec son compagnon, Pierre Bergé. En amateurs d’art, ils trouvent volontiers leur modèle dans la figure du couturier et collectionneur Jacques Doucet (1853-1929). Ainsi, le couple dédie sa vie à l’art en constituant une collection éclectique dans le célèbre studio du créateur, au 55, rue de Babylone. Conçue comme un espace de communion avec les arts, leur collection abrite autant des œuvres de l’Antiquité, du Japon et du Maroc, en référence à leurs nombreux voyages, que des toiles cubistes et abstraites, dont trois tableaux de Mondrian, écho à la célèbre robe du couturier en hommage au peintre. Ce savant mélange se retrouve au cœur de ses créations de mode, qui parviennent à dépasser les frontières spatio-temporelles classiques de l’histoire de l’art. Yves Saint Laurent puise son imagination dans ce musée vivant, source d’inspiration intarissable, et se confronte directement aux œuvres, vit avec elles. À travers cette quête d’une beauté harmonieuse entre les différents styles et genres artistiques et l’élaboration d’une décoration oscillant entre simplicité et sophistication se dessine un geste créateur fort. Collectionner, c’est déjà créer, faire preuve d’une sensibilité esthétique.
Yves Saint Laurent se considérait comme un « artiste raté », se contentant « de piller les œuvres de Braque, Matisse, Picasso, Andy Warhol… ». Pourtant, son travail de transposition d’un langage esthétique dans ses vêtements met en mouvement ces toiles et dépasse la simple imitation. La richesse de ces références artistiques inaugure un style atemporel, où la mode rivalise avec les autres formes d’art. Ses créations foisonnent tellement de vie et d’originalité qu’elles attirent le regard des cinéastes et metteurs en scène, tels Truffaut et Buñuel, qui font appel à lui pour réaliser leurs costumes. Grâce à ces collaborations pluridisciplinaires, le créateur renoue avec son amour fou pour les arts de la scène et la littérature. Mais Yves Saint Laurent partage avec ces artistes une émotion et intuition esthétiques bien plus puissantes, qui l’accompagnent durant chaque étape de ses créations : il réfléchit comme un dessinateur, choisit les tissus comme un couturier, les assemble comme un artisan et met en forme le vêtement tel un artiste.
Selon lui, enfermer une œuvre d’art dans un musée entraîne sa disparition. Pourtant, le créateur n’est pas moins sensible aux questions de conservation et de patrimonialisation, qu’il s’attache à défendre durant toute sa carrière. Un travail indispensable pour renouveler ses œuvres et pour rendre à la mode sa juste place, aux côtés des autres arts. Ainsi débute-t-il notamment en 1983 une collaboration étroite avec les musées en montrant ses collections au MoMA de New York, première exposition réalisée du vivant d’un couturier. Dans la lignée de l’ouverture en 2017 des musées Yves Saint Laurent à Paris et à Marrakech, ce projet d’envergure poursuit cette redécouverte de l’œuvre du couturier.
Voici une des nombreuses manifestations de la passion littéraire et de la nostalgie proustienne d’Yves Saint Laurent. Recréant l’ambiance mondaine des bals de la Belle Époque, cette sublime robe est réalisée à l’occasion du bal donné en 1971 en hommage à Proust par le baron et la baronne Guy de Rothschild au château de Ferrières. Cet éloge de la haute couture française évoque en creux l’amour commun des deux hommes pour la beauté féminine, qu’ils s’attachent tous deux à sublimer en lui donnant un style.
« Mondrian, c’est la pureté et l’on ne peut pas aller plus loin en peinture », disait Yves Saint Laurent. Si le couturier est dans un premier temps fasciné par le cubisme, il trouve dans le langage esthétique abstrait du peintre hollandais une unité et un équilibre parfaits, rappelant sa hantise du désordre. Réalisée pour la collection automne-hiver de 1965, cette robe de cocktail est devenue un manifeste incontournable de son œuvre, qui incarne à la fois ses relations avec l’art et ses recherches plastiques sur les formes et les couleurs.
Le couturier emprunte au génie son esthétique cubiste, composée d’éternels jeux de construction et de déconstruction. Symbolisant avec brio une mise en abyme de la création, cette renversante veste (1979) fait explicitement référence au Portrait de Nusch Éluard (1937), portant un ensemble d’Elsa Schiaparelli. Un double hommage, à la fois au peintre et à la créatrice italienne, qui concevait également la mode comme un art.
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À Saint Laurent les musées reconnaissants
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°751 du 1 février 2022, avec le titre suivant : À Saint Laurent les musées reconnaissants