Souvent présentés comme antagonistes, le hip-hop et l’art contemporain sont moins distants qu’on le croit. À l’occasion des expositions « Le musée imaginaire d’Oli » aux Abattoirs (Toulouse) et « Alphabeta Sigma (Face A) – Rammellzee » au Palais de Tokyo, L’Œil sonde la nature de leurs liens.
La file d’attente s’est formée dès l’ouverture du musée et grossit à mesure que l’après-midi s’étire. Les visiteurs de l’exposition « Le musée imaginaire d’Oli » aux Abattoirs à Toulouse sont nombreux à venir découvrir l’autoportrait artistique d’un enfant du pays devenu star du rap au sein du duo Bigflo et Oli. Sa mise en perspective toute personnelle des collections du Frac Occitanie est un heureux mélange d’art urbain, d’art contemporain et de créations in situ. Elle se veut aussi un hommage au hip-hop et s’exprime d’ailleurs en musique : en bas des escaliers qui permettent d’accéder aux salles, une projection diffuse en boucle le clip d’un morceau composé et interprété pour l’occasion par l’artiste (né en 1996). Cette carte blanche a de quoi surprendre. Selon un vieux cliché, le rap et l’art contemporain formeraient deux mondes étanches. Au premier, l’expression d’une jeunesse urbaine reléguée savourant sa revanche dans le « bling bling » des « chaînes en or qui brillent » et des « bolides à six chiffres ». Au second, l’entre-soi de la bonne société et l’hermétisme qui déroute et exclut.
« Les lignes de correspondance entre la culture hip-hop et la haute culture visuelle ont toujours été très étroites. Jusqu’à présent, nous n’avons pas essayé de les voir », assurait l’essayiste Greg Tate (1957-2021) dans le catalogue de l’exposition « One Planet Under a Groove », l’une des toutes premières à sonder les liens du hip-hop et de l’art contemporain au Bronx Museum en 2001. Ces liens se nouent pourtant dès les années 1970 à New York. Dans le sillage du mouvement des droits civiques, le hip-hop émerge comme une culture alliant la danse, la musique (DJying, rap, beatbox) et le graffiti… Étendard de la jeunesse des quartiers noirs et latinos de la ville, c’est une déferlante qui franchit bientôt les frontières du ghetto. Dans les clubs, les friches et les galeries d’art, les pionniers du graffiti se frottent à la bohème artistique de downtown. Futura 2000, Rammellzee, Zephyr ou Lee Quinones collaborent avec Keith Haring, Jean-Michel Basquiat, Jenny Holzer ou Debbie Harry du groupe Blondie. Au début des années 1980, l’actrice underground Patti Astor les expose à la Fun Gallery et Charlie Ahearn, membre du collectif Colab, les réunit dans Wild Style, film de fiction aux accents documentaires. Passeur entre les deux mondes, Fab Five Freddy parodie sur un métro les « Campbell’s Soup Cans » d’Andy Warhol.
Ces liens sont facilités par la transdisciplinarité du hip-hop. « Ses éléments étaient le menu quotidien de notre vie », explique Futura 2000 (né en 1955), rencontré à Paris en pleine réalisation d’une fresque au Palais de Tokyo à l’occasion de l’exposition « Alphabeta Sigma (Face A) », dédiée à Rammellzee (1960-2010). Le menu en question agrège toutes sortes d’ingrédients et les artistes passent aisément de l’un à l’autre. Campé en « Kandinsky du graffiti », Futura 2000 a ainsi multiplié les collaborations avec l’univers de la mode, jusqu’à créer sa propre marque, Futura Laboratories. À partir du 25 avril, c’est d’ailleurs Agnès b. qui lui consacre sa première rétrospective française à La Fab. (Paris) : la créatrice de mode a précocement collectionné et exposé l’artiste. La trajectoire de Virgil Abloh (1980-2021) illustre aussi cette aisance à naviguer d’une discipline à l’autre. Lors de sa courte vie, l’Américain aura été DJ, galeriste ou directeur artistique de Kanye West avant de prendre la tête de la ligne pour hommes de Louis Vuitton. Les porosités sont tout aussi nombreuses entre la musique et les arts visuels. Elles éclatent d’abord dans les pochettes d’albums. Au Musée des beaux-arts de Nancy, l’exposition « Aérosol. Une histoire du graffiti en France. 1960-1985 » en présente une sélection et souligne combien le graffiti infuse l’identité visuelle de nombreux groupes à l’orée des années 1980. De même, certains artistes issus de la scène graffiti, comme Phase II, Fab Five Freddy ou Futura 2000, se sont essayés au rap. Mais c’est surtout Rammellzee qui a opéré leur fusion : « Dès le début de son parcours, il est MC du Rock Steady Crew, raconte Hugo Vitrani, commissaire de sa rétrospective au Palais de Tokyo. Pas à pas, il s’est professionnalisé dans la musique et a sorti beaucoup de vinyles. » Parmi eux, Beat Bop, dont Jean-Michel Basquiat a signé la pochette. Le chant tient une place si décisive dans son œuvre que l’exposition « Alphabeta Sigma (Face A) » se parcourt en musique et a donné lieu à l’édition d’un disque. Chez l’artiste, le chant vient soutenir une reconquête guerrière du langage entamée avec le graffiti, prolongée dans l’atelier à travers la création de costumes de scène faits d’objets glanés, les garbage gods [dieux des ordures]. Le plus impressionnant d’entre eux, le Gasholear, intègre des haut-parleurs et s’assortit d’une arme dont l’élément central est un clavier.
Bien qu’elle excède la culture hip-hop, l’œuvre de Rammellzee en déplie un autre aspect : l’art un peu alchimique de changer en « dieux » les « ordures ». Le succès planétaire du rap, passé de genre underground à poids lourd de l’industrie musicale, tient sans doute à cette capacité à retourner en offensive une position dominée et à s’approprier via un incessant remix des pans entiers de la culture pour arracher une place aux premières loges. « Le hip-hop est le sous-produit esthétique noir de la machine à rêves américaine, de notre culture de la consommation, de la marchandisation et de la séduction subliminale », affirme Greg Tate dans un poème reproduit dans le catalogue (non traduit) de l’exposition « The Culture, Hip Hop & Contemporary Art in the 21st Century » organisée par le Baltimore Museum of Art et le Saint Louis Art Museum en 2023. En tant que tel, le mouvement a développé une culture de l’entreprenariat qui l’a poussé à toutes les audaces et provocations. Avec lui, la rue, puis le web sont devenus un théâtre d’opérations où développer un système de pouvoir alternatif. Sa particularité ? Adopter jusqu’à la caricature les codes de la domination pour mieux renverser les positions. Si bien qu’aujourd’hui, c’est l’art contemporain qui semble au service du rap : Takashi Murakami ou Damien Hirst signent les pochettes d’albums de Kanye West (Graduation, 2007) ou Drake (Certified Lover Boy, 2021), et Jay-Z se fait collectionneur. C’est d’ailleurs dans ce sens qu’il faut lire sa performance Picasso Babyà la Pace Gallery en 2013. Aux côtés de Marina Abramovic, Laurence Wiener, Andres Serrano ou George Condo, le rappeur millionnaire y affirmait son amour de l’art comme un symbole de réussite. Avec, bien sûr, une chaîne en or autour du cou.
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Quand le hip-hop s’approprie l’art contemporain
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°784 du 1 avril 2025, avec le titre suivant : Quand le hip-hop s’approprie l’art contemporain