BORDEAUX
À Bordeaux, l’exposition « In-Servitude » questionne la thématique de la liberté dans les œuvres d’architectes.
Bordeaux. Un vent de liberté a soufflé, du 20 juin au 20 août, sur la métropole bordelaise avec sa « Saison culturelle 2019 » qui avait justement pour thème la liberté ! Plusieurs institutions ont donc fait de ce vocable l’épine dorsale de leur programmation estivale. C’est le cas du Centre d’architecture Arc-en-Rêve, lequel prolonge le plaisir jusqu’au 3 novembre, à travers une exposition intitulée « In-Servitude », réunissant une quarantaine de projets français et internationaux, utopiques ou construits, « comme autant d’expériences de la pensée et de la création architecturale qui expriment une vision du monde en empruntant les chemins détournés qui vont à la rencontre des ailleurs, là où l’imprévu, la liberté et la beauté se retrouvent », explique, non sans lyrisme, Francine Fort, directrice générale d’Arc-en-Rêve.
Plans, esquisses, collages, maquettes et vidéos décortiquent ainsi des manières de faire ou de dire d’architectes et de paysagistes, de philosophes ou d’ingénieurs. Le parcours, déployé à la fois dans la grande galerie et dans la mezzanine, raconte aussi deux histoires concomitantes : la « grande », celle du monde tel qu’il se construit, ici et maintenant, et la « petite », celle de ce lieu singulier qu’est Arc-en-Rêve, tel qu’il construit, depuis près de quarante ans, un savoir et une intelligence, bref une culture architecturale [Lire encadré].
Pas étonnant alors si cette exposition se découvre comme un jeu de cadavre exquis, chaque fragment, reflet d’une présentation passée, ciblant précisément une forme de liberté inhérente à tel ou tel projet. « Et si l’architecture, discipline de la contrainte, ne cessait de s’inventer dans l’indiscipline des utopies créatrices, des auteurs et des usages ? », interroge, à juste titre, le philosophe Guillaume le Blanc. Il n’a pas tort. Toutes les propositions, ici sélectionnées, en font foi. Ainsi, lorsque les propriétaires de Château Petrus, à Pomerol, demandent aux Suisses Jacques Herzog et Pierre de Meuron d’ajouter une pièce supplémentaire à leur demeure, en l’occurrence le réfectoire des vendangeurs, le tandem n’hésite pas à transpercer ledit bâtiment d’un tunnel de béton dont les immenses parois vitrées, plantées aux extrémités nord et sud, et ouvertes sur le panorama de vignobles, deviennent tableaux bucoliques. À Gando, au Burkina Faso, Francis Kéré, lui, édifie des écoles en terre doublement innovantes : d’une part, il les dote d’importantes qualités énergétiques ; d’autre part, il recourt, dans la chaîne de fabrication, à la population locale, favorisant ainsi le développement d’une culture de l’autonomie.
La « liberté » en architecture peut aussi être une question d’espace. Selon son précepte « un beau logement est d’abord un grand logement », Jean Nouvel, avec l’immeuble Nemausus (soit une centaine de logements sociaux, à Nîmes), conçoit, pour les duplex par exemple, non pas une simple porte d’accès à la terrasse, mais des parois mobiles de cinq mètres de hauteur, comme si toute la façade s’ouvrait sur l’extérieur. Il en est de même chez les Bordelais Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, les locaux de l’étape qui, pour la maison Latapie, à Floirac, « offrent », sans déborder la modeste enveloppe de leurs commanditaires, une terrasse couverte si généreuse qu’elle doublerait presque la surface habitable (voir ill.).
Exhibé par Arc-en-Rêve en 2014, quatre ans après son « triomphe » parisien à la Fondation Cartier, à Paris, le Japonais Junya Ishigami œuvre avec le milieu naturel, mais également avec le vide. Pour le restaurant qu’il vient de réaliser à Yamaguchi, dans le sud du Japon, il n’hésite pas à renverser les limites entre intérieur et extérieur, utilisant le terrain comme un moule pour y couler le béton d’une « architecture caverneuse », qu’il remet à jour ensuite, tel un vestige.
La recherche n’a pas de limites. À preuve : le Blur Building de l’agence new-yorkaise Diller Scofidio + Renfro, conçu dans le cadre de la Swiss Expo 2002. Cet étrange pavillon planté sur le lac de Neuchâtel, à Yverdon-les-Bains (Suisse), est une expérience extrême de phénoménologie architecturale. Muni de 35 000 buses haute pression, l’édifice disparaît au fur et à mesure sous un brouillard fabriqué avec de l’eau pompée dans ledit lac. Cette possibilité d’effacement de l’architecture, le fameux Fun Palace du Britannique Cédric Price, cru 1964, était assurément l’un des projets constructibles les plus visionnaires des années 1960. Aboutissement d’une certaine idée de liberté, il consiste en une structure mêlant salles de conférences, théâtres et autres passerelles mobiles, dans laquelle l’activité intrinsèque du lieu estompe sa matérialité.
Une référence de choix dans l’imaginaire de tant d’architectes contemporains, à commencer par Renzo Piano et Richard Rogers, auteurs du Centre Pompidou, à Paris – édifice lui aussi, ici, analysé. En 1977, avec leur « diagramme spatial évolutif » faisant cohabiter aussi bien les institutions – musée, bibliothèque… – que les domaines – art plastique, architecture, design, musique, cinéma, théâtre –, ils bouleversèrent les pratiques culturelles et, a fortiori, les esprits.
Les fondateurs Tirent leur révérence
Départ. Créé en 1981 et logé dans l’ancien entrepôt Laîné, à Bordeaux, le Centre d’architecture Arc-en-Rêve est aujourd’hui à un tournant. Atteints par la limite d’âge, leurs fondateurs, Francine Fort, 66 ans, directrice générale, et Michel Jacques, 67 ans, directeur artistique, sont sur le départ. D’où cette impression qui sourd en filigrane d’« In-Servitude » d’une « exposition-testament ». Elle est, en réalité, davantage un « miroir » : celui d’un lieu producteur d’un nombre impressionnant de présentations, conférences et autres publications, sans oublier les activités multiples destinées, notamment, aux enfants. Le tout avec des moyens fluctuants et des rapports itou avec la municipalité : « Au mieux sous la mandature Jacques Chaban-Delmas, jusqu’en 1995, puis de plus en plus distendus sous celles d’Alain Juppé, voire exécrables aujourd’hui », confie Michel Jacques. Sous la houlette des deux fondateurs, Arc-en-Rêve est devenu un formidable instrument de construction d’une culture architecturale, reconnu sur le plan national et international, ayant attiré en ses murs les plus grands architectes internationaux (Renzo Piano, Sanaa, Rem Koolhaas, Jean Nouvel, Wang Shu…) et contribué à la découverte de nombreux jeunes talents, dont le duo Lacaton & Vassal, justement présent dans l’exposition. Pour la métropole de la région Nouvelle-Aquitaine, il est, en outre, un outil incontournable pour renforcer les compétences à la fois de la maîtrise d’œuvre et de la maîtrise d’ouvrage. D’où le souhait de Francine Fort et Michel Jacques de pouvoir mettre un dernier grain de sel quant au choix de leur successeur… L’appel d’offres devrait être lancé fin septembre.
Christian Simenc
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°530 du 4 octobre 2019, avec le titre suivant : POUR UNE ARCHITECTURE OUVERTE