ROME / ITALIE
La première femme architecte a exercé dans la Rome des papes à l’époque baroque. Également peintre, son pygmalion était le factotum du cardinal Mazarin en Italie. La Galerie Corsini lui consacre sa toute première exposition monographique.
Rome. Si tous les Romains ne connaissent pas son nom, les traits de son visage sont aujourd’hui familiers à la plupart d’entre eux. Les bus et les murs de la capitale sont couverts des affiches de l’exposition « Plautilla Bricci (1616-1705) peintre et architectrice, une révolution silencieuse ». On doit à celle-ci la féminisation du nom de la profession d’architecte qu’elle fut l’une des seules femmes à exercer à l’époque. Mais son art ne s’est pas uniquement exprimé à l’aide du compas. À la Galerie Corsini, dont les salles viennent tout juste d’être restaurées, se tient la toute première exposition monographique rassemblant l’ensemble de l’œuvre de cette artiste oubliée. Pas complètement puisqu’il y a tout juste deux ans était publié le roman L’Architectrice de Melania Mazzucco (éd. Einaudi) retraçant sa vie et son parcours qui a rencontré un succès retentissant en Italie comme à l’étranger.
L’historien de l’art spécialiste de la Rome baroque Yuri Primarosa, commissaire de l’exposition, n’a pas attendu que le nom de « Plautilla Bricci » s’étale en devanture des librairies. Ses travaux ont commencé il y a dix ans pour donner lieu à « La revanche de Plautilla », ainsi que s’intitule son texte dans le catalogue de l’exposition. « Le thème des artistes femmes est à la mode, reconnaît-il, ce qui a amené ces dernières années la redécouverte d’une douzaine d’entre elles ayant vécu avant le XIXe siècle. La cote de leurs œuvres s’est envolée, les quotas féminins se sont imposés dans les acquisitions des musées et les expositions se sont multipliées. Mais mon but n’est pas de faire émerger une nouvelle icône artistique mais d’approfondir la connaissance d’un personnage encore peu connu en reconstruisant son profil humain et professionnel sur le fondement de la vérité historique. »
De toutes récentes découvertes dans les archives nationales italiennes ont en effet permis de préciser le parcours de cette femme restée trop longtemps dans l’ombre. Celle d’abord de son père, Giovanni. Poète, musicien et comédien à ses heures perdues, il est surtout un peintre proche de Giuseppe Cesari dit « le Cavalier d’Arpin ». Dans son atelier, il initie sa fille au dessin, aux humanités et aux mathématiques tout en l’insérant dans le milieu artistique de la Rome papale, ce qui va l’orienter vers l’art religieux. C’est justement un ecclésiastique, l’abbé Elpidio Benedetti (1609-1690), qui sera l’autre homme de la vie de Plautilla Bricci, laquelle ne se mariera pas. Si elle a pu conserver sa liberté et se consacrer entièrement à son art, elle le doit à la protection de cet influent homme d’Église qui fut le représentant du cardinal Mazarin puis de Jean-Baptiste Colbert à Rome. Factotum du premier, il lui envoie les marbres rares, les riches tapisseries et les meubles précieux pour assouvir sa passion de collectionneur. Il fait aussi traverser les Alpes à des caisses de vins fins italiens, de gants et de parfums ou à des chevaux de race pour satisfaire les besoins somptuaires de son puissant compatriote ou lui permettre de combler ses maîtresses. Ce marchand-amateur d’art architecte dilettante fréquente les plus grands artistes, du Bernin à Pierre de Cortone en passant par Francesco Borromini. Mais sa plus proche collaboratrice reste Plautilla Bricci avec laquelle il élabore, sans jamais la citer, deux projets, l’un pour le monument funéraire du cardinal Mazarin à Paris en 1657, l’autre pour l’escalier de la Trinité-des-Monts à Rome en 1660. C’est à sa protégée qu’il confiera trois ans plus tard le chantier de sa villa romaine Il Vascello près de la porte San Pancrazio – qui sera détruite en 1849. On attribue également à Plautilla Bricci une des chapelles de l’église Saint-Louis-des-Français ainsi que la toile du retable représentant le souverain.
Les liens artistiques étroits entre le royaume de France et les États pontificaux constituent l’un des aspects les plus originaux de l’exposition divisée en six sections : dessins, gravures, livres, peintures, sculptures et projets architecturaux de Plautilla Bricci, dont beaucoup sont inédits ou viennent d’être restaurés. Des œuvres de ses contemporains présentées à leurs côtés témoignent de son apport à la foisonnante production de la Rome baroque. On découvre surtout la variété de celle de Plautilla Bricci dont la qualité est parfois inégale mais jamais insignifiante. Les étendards pour les processions religieuses relèvent plus de l’artisanat raffiné tandis que des toiles telles que Joseph et la femme de Putiphar (cette dernière ayant été vendue aux enchères en 1991 à Londres) auraient pu la faire figurer à l’époque sur le devant de la scène artistique. Elle sera demeurée dans ses coulisses. Les très méticuleuses recherches de Yuri Primarosa jettent sur son travail la lumière qui éclaire déjà de nombreuses femmes artistes de son temps : des célèbres Artemisia Gentileschi ou Elisabetta Sirani aux moins connues du grand public telles Caterina Ginnasi ou Virginia Vezzi, la femme du peintre français Simon Vouet. Avec cette exposition, la talentueuse Plautilla Bricci tient enfin sa revanche.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°581 du 21 janvier 2022, avec le titre suivant : Plautilla Bricci prend sa revanche à Rome