En Italie, l’Ombrie fut aussi une terre de peintres. Pintoricchio, le « petit peintre » d’après Vasari, y est notamment à redécouvrir grâce à une vaste opération de réhabilitation de ce matre né il y a 550 ans.
Le paysage est rugueux, les vallées tortueuses, les villages médiévaux haut perchés. Proche de la Toscane qui lui a longtemps fait de l’ombre, l’Ombrie, baptisée communément le cœur vert de l’Italie, fut aussi une terre de peintres. Assise, Orvieto mais aussi Pérouse (Perugia) virent en effet défiler plusieurs des maîtres du renouveau de la peinture italienne : Fra Angelico, Giotto, Luca Signorelli, le Pérugin et d’autres encore. Tous n’eurent pas la même postérité. C’est le cas de Pintoricchio (vers 1456, 1460-1513), qui fait l’objet d’une grande campagne de réhabilitation à l’occasion des 550 ans de sa naissance.
Giorgio Vasari a été peu amène avec Pintoricchio, de son vrai nom Bernardino di Betto, originaire de Pérouse et longtemps occulté par son contemporain le Pérugin (vers 1448-1523). L’auteur des Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (1550), amoureux inconditionnel de la peinture florentine, n’appréciait guère certains traits de la manière de celui qu’il baptisa avec dédain pintoricchio (le « petit peintre ») et affubla des qualificatifs de « sourd, petit et de moindre allure ».
Son art déplaisait à l’amateur intransigeant des grâces florentines : surabondance de détails, goût immodéré pour l’or… Pintoricchio resta donc longtemps relégué au rang de peintre provincial.
Pourtant, s’il était bien natif de Pérouse, le peintre n’y eut jamais d’atelier, et sa carrière se déroula principalement hors d’Ombrie, à Rome notamment. Le grand art de la Renaissance toscane et romaine ne lui était donc pas étranger.
Marcher dans les pas du « petit peintre » de Pérouse
Lancées dans une entreprise de valorisation de leur école de peinture, l’Ombrie et la ville de Pérouse organisent donc la première rétrospective consacrée au peintre, après celle sur le Pérugin en 2004. Un important corpus d’œuvres, à l’exception logique des fresques, a été réuni afin d’illustrer l’art de Pintoricchio.
Pour compléter le panorama, il faudra donc serpenter sur les routes ombriennes vers Spello (lire encadré) qui conserve le plus beau cycle de fresques du peintre visible dans la région. Le reste se trouve à Rome, à la chapelle Sixtine et à l’église Santa Maria del Popolo, mais aussi à la cathédrale de Spolète ou à la bibliothèque Piccolomini de la ville de Sienne, où le peintre mourut. Ombrien, Pintoricchio l’était donc, mais il œuvra peu dans la ville qui préféra laisser son nom à son rival, Pietro Vannucci, devenu le Pérugin – c’est-à-dire le natif de Pérouse – alors qu’il était sur les bords du lac Trasimène.
En réunissant l’essentiel des tableaux mobiles de l’artiste, la Galerie nationale de Pérouse offre donc la possibilité de se plonger dans l’œuvre de ce peintre déclassé, éternel numéro deux, et de juger sur pièces. Elle est hébergée dans le palais des Prieurs (xiiie- xve siècles), une grande bâtisse gothique surplombant l’artère centrale du vieux Pérouse qui mène à la cathédrale et à la célèbre fontaine des Pisano (1278). Cette dernière a été aménagée pour célébrer l’arrivée de l’eau sur le plateau qui porte le centre historique, grâce à la construction d’un aqueduc.
Malgré une urbanisation galopante, Pérouse reste encore aujourd’hui une cité surprenante. L’accès à son centre ancien, préservé de la circulation automobile, s’effectue par une batterie d’escaliers mécaniques, dont certains débouchent dans un étonnant décor : les anciennes rues de la ville médiévale, avec leurs galeries d’échoppes, ensevelies lors de la construction d’une imposante forteresse en 1482, après la Guerre du sel qui vit les papes affirmer leur suprématie sur la ville.
Les travaux d’aménagement du centre ancien ont permis de mettre en valeur ces rues fantomatiques devenues catacombes, déblayées des gravats de l’ancienne forteresse détruite au xixe siècle lors de l’unification italienne.
Pérouse, au carrefour des influences italiennes
Retour à l’exposition. Vasari considérait que Pintoricchio avait usurpé sa réputation, que son art, vulgaire et multipliant les effets, ne pouvait séduire que les petites gens. Qu’en est-il vraiment ? Le parcours de cette présentation débute par l’évocation du climat artistique de Pérouse au cours de cette seconde moitié du Quattrocento. L’effervescence y est incontestable.
Ville provinciale, Pérouse est encore aux prises avec la tradition gothique, comme l’illustre la grande Vierge de Miséricorde (1482), due au pinceau de Bartolomé Caporale, considéré comme l’un des meilleurs représentants de cette école ombrienne. L’influence de Giotto – le cycle de saint François d’Assise n’est qu’à vingt-cinq kilomètres – y est nettement perceptible, alors que les fonds d’or, dans la tradition du gothique international, et la hiérarchisation des personnages par leur taille dominent encore. Certains tableaux révèlent néanmoins l’originalité de quelques artistes, dont cette étonnante Flagellation de Pietro Galeotto, une scène d’une rare violence figurée dans une atmosphère lumineuse glaciale d’une veine nordique.
D’autres peintres paraissent avoir été plus influencés par l’art toscan. Ainsi les huit panneaux anonymes illustrant les Miracles de saint Bernardin (1473), destinés à encadrer une niche de l’église pérugine éponyme. Inscrites dans des cadres d’architecture d’esprit Renaissance, ouverts sur de lumineux paysages, les saynètes dénotent l’influence directe de l’art florentin – on pense notamment à Domenico Ghirlandaio, avec qui Pintoricchio travaillera à Rome.
Pour Tiziana Biganti, directrice du musée de Pérouse (lire « Questions à »), la profusion de détails, traités avec une grande minutie, y serait un indice de l’intervention de Pintoricchio. L’assertion n’est toutefois pas documentée et les premiers travaux du peintre ne sont datés que de 1481. C’est là l’une des principales difficultés – et limite ? – de cette exposition.
L’idéalisme du Pérugin contre le naturalisme de Pintoricchio
La rupture avec la tradition médiévale intervient plus brutalement avec L’Adoration des Mages de Pérugin puis avec une Crucifixion attribuée à Pintoricchio : aussi différentes soient-elles par leur style, toutes deux marquent l’entrée dans une époque nouvelle, l’utilisation de l’huile permettant de moduler savamment la lumière.
Mais ce qui oppose les deux rivaux y apparaît déjà clairement. Quand les figures de Pérugin sont toujours plus léchées, plus idéalisées, celles de Pintoricchio demeurent naturalistes, voire triviales. Très critique à l’égard de l’art du Pérugin, Huysmans ne s’y était pas trompé, sans même connaître l’art de Pintoricchio. L’auteur de En Marge (1927, publication posthume) ne voyait dans les madones et les saints du Pérugin que des « Apollon et des Aphrodite » dénués de religiosité, dans ses christs des figures de « saindoux », voie que suivra le jeune Raphaël. Nul doute que Huysmans leur aurait préféré le pittoresque exacerbé des tableaux de Pintoricchio.
L’exposition nous en apprend pourtant peu sur la formation de Pintoricchio et sur ses contacts avec ses contemporains. L’entrée dans le vif du sujet intervient dans la salle réunissant plusieurs panneaux reprenant un sujet identique, la Vierge à l’enfant. Toutes sont d’une indéniable qualité mais leur réunion est pourtant déconcertante. Ces œuvres de dévotion, non signées et rarement documentées, sont en effet d’une telle diversité qu’il est difficile de les imaginer dues au pinceau d’un même artiste.
Celle de Houston semble bien être le fruit du travail d’un miniaturiste, avec son étonnant second plan figurant notamment le martyre de saint Sébastien, mais d’autres sont plus classiques. Elles ont certes un point commun : l’enfant est toujours figuré en activité, lisant le texte saint ou effectuant un geste de bénédiction.
Les commissaires défendent pourtant leur parti pris : « Contrairement à Pérugin, Pintoricchio n’a jamais produit de séries et n’utilisait pas de cartons pour copier ses figures », explique Tiziana Beganti. Est-ce suffisant pour convaincre ?
Le parcours se poursuit par la présentation du grand retable appartenant aux collections du musée. Peint à son retour de Rome, de 1495 à 1496, pour l’église Santa Maria dei Fossi, celui-ci est au contraire bien documenté et demeure l’incontestable chef-d’œuvre de l’artiste (voir p. 57 et ci-contre). Utilisant le schéma d’une façade d’église classique, Pintoricchio y combine les images saintes dans une profusion de détails à la fois iconographiques et ornementaux. Vasari n’avait pas totalement tort : le peintre y fait étalage de sa culture du nouveau répertoire décoratif tout en démontrant sa virtuosité technique. L’exposition s’achève avec la présentation très inégale des travaux de ses contemporains.
Pintoricchio sort-il grandi de cette mostra ? S’il fut indubitablement un peintre inégal, perpétuant une veine naturaliste populaire qui sera vite démodée par les mièvreries de Raphaël, Pintoricchio fut aussi capable de quelques coups de génie.
1456-1460
Naissance de Bernardino di Betto, dit Pintoricchio, à Pérouse, en Italie.
1481-1483
Le Pérugin, son rival, lui confie les paysages de deux des fresques de la chapelle Sixtine au Vatican.
1487-1488
Travaille à la construction des appartements du pape Innocent VIII.
1500-1501
Décoration de la chapelle Bella de l’église Sainte- Marie-Majeure, à Spello.
1504
Peint le cycle de fresques de la bibliothèque Piccolomini, à Sienne.
1510
Voûte de la chapelle Della Rovere à Sainte-Marie-du-peuple, sa dernière œuvre romaine.
1513
Malade, il meurt retiré dans la campagne siennoise.
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Pintoricchio, de l’Ombrie à la lumière
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Le Pintoricchio », jusqu’au 29 juin 2008. La Galerie nationale de l’Ombrie, Palazzo dei Priori, Corso Vannucci, 19, Pérouse, Italie. Ouvert tous les jours de 9h30 à 20h. Tarifs”‰: 8 et 10 euros. www.mostrapintoricchio.it Sur les pas de Pintoricchio. Jalonnant l’Ombrie, l’itinéraire proposé par les organisateurs de l’exposition de Pérouse invite le visiteur à découvrir chaque ville où le peintre a laissé son empreinte. Ainsi à la pinacothèque municipale de Spello est ouverte l’exposition « Pinturicchio et les arts mineurs » (Palazzo dei Canonici), qui montre l’influence du peintre sur la sculpture, la majolique et le textile. Un pass de 17 euros, La Pintorricchio Card, permet d’accéder à la Galerie nationale de l’Ombrie à Pérouse, à l’exposition de Spello et aux autres musées partenaires de l’opération.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°601 du 1 avril 2008, avec le titre suivant : Pintoricchio, de l’Ombrie à la lumière