À Bordeaux plane l’esprit de Montaigne, Montesquieu et Mauriac. Il y plane aussi celui d’un autre « M » : Molinier, artiste exhibitionniste et sulfureux, nageant à contre-courant, qui a travaillé à faire de sa vie son œuvre.
Le quartier Saint-Pierre à Bordeaux a longtemps traîné la réputation d’un lieu cosmopolite et interlope, ouvert aussi bien aux diasporas qu’aux voyous et aux prostituées. On dit qu’il y plane aussi l’aura de Pierre Molinier. De son mariage en 1931 à son suicide en 1976, l’artiste a vécu là, rivé au 7, rue des Faussets, dans un appartement sombre et surchargé de tout un bric-à-brac (miroirs, paravents en toile de Jouy, livres et accessoires fétichistes en tous genres). Artistes, notables, médecins, voisins ou maîtresses y venaient en nombre. Qui pressait la sonnette était sûr d’assister à un spectacle haut en couleur. Provocateur hors pair, Molinier recevait généralement ses visiteurs en tenue légère, exhibait volontiers ses jambes vêtues de bas et énumérait de son fort accent du Lot-et-Garonne ses transgressions réelles ou fantasmées. À l’occasion, il gratifiait aussi ses hôtes de photographies d’un noir et blanc profond. Le vieil excentrique les fabriquait chez lui de bout en bout, avec une méticulosité et un savoir-faire acquis sur le tard, en autodidacte. Parfois de simples nus, c’était le plus souvent des mises en scène de travestissement, d’autoérotisme, de sado-masochisme ou de sodomie qui le montraient, lui et ses modèles, dans des poses lascives et compliquées, fruits de photomontages inlassablement remaniés et reproduits.
Distribués sous le manteau, offerts ou troqués par l’artiste, ces clichés sulfureux n’ont quasiment jamais été exposés de son vivant. Jusqu’au 17 septembre 2023, les voici le fil conducteur de l’exposition « Rose saumon » à la Méca, venant nimber d’un parfum de scandale la célébration des 40 ans du Frac. « En 1983, l’institution naissante a acquis 30 photographies de Molinier, en rupture totale avec une politique ciblant les artistes vivants », explique Claire Jacquet, directrice du Frac, et co-commissaire de « Rose saumon » avec Emmanuelle Debur et Marie Canet. « Cette acquisition constitue pour moi une sorte de manifeste : l’artiste est un ovni qu’on a du mal à situer, et il y a une force d’évidence à réinterroger son histoire. Alors qu’au début des années 1980, Molinier se situe à la marge, il fait aujourd’hui figure d’artiste très actuel, notamment pour ce qui relève des questions liées au genre et à la sexualité. »
À un regard pressé Molinier offre en effet tous les atours d’une icône queer : « L’homme qui s’est fait femme dans le charnier de son œuvre », selon la poétesse Joyce Mansour, a travaillé avec constance à flouter la distinction entre le sexe et le genre. Ses photographies et photomontages semblent composés dans ce dessein-là : « lesbien » autoproclamé, Molinier s’y représente tour à tour sexe dressé ou, au contraire, caché, place son visage sur le corps d’un de ses modèles féminins ou pare le sien d’un masque de femme, démultiplie les bras, les jambes, disloque, retourne et morcelle les corps jusqu’à l’indistinction. « L’androgynie est de rigueur [...], écrit-il aussi dans Secte des voluptueux, sorte de bréviaire de ses parties fines. Ne peut être admis dans la secte celui qui a la prétention d’être essentiellement femme ou homme [...]. Les accoutrements érotiques, maquillages, parfums, sont de rigueur pour les deux sexes qui devront faire en sorte de se confondre. » En 1974, Transformer. Aspekte der Travestieà Lucerne le lit déjà sous l’angle du trouble dans le genre et l’apparie à une scène body art et pop rock peuplée d’androgynes et de drag-queens. Et, lorsque les Beaux-Arts de Bordeaux le célèbrent en 2005 dans l’exposition collective « Jeux de miroirs », c’est encore à l’aune de la déconstruction des identités de genre. « Rose saumon » s’inscrit bien sûr dans cette veine-là, mais se garde d’y enfermer Molinier. D’où son titre polysémique, qui évoque à la fois la couleur préférée de l’artiste et son obstination à nager à contre-courant.
« L’exposition n’élude aucune question », assure Marie Canet. Elle aborde Molinier dans son irréductible complexité. L’exhibitionnisme de l’artiste et ses travestissements masquent en effet des traits de personnalité autrement plus problématiques pour un public contemporain. « Molinier disait énormément de bêtises », rappelle Christophe Gaillard, collectionneur de longue date et galeriste. À qui voulait l’entendre, il se vantait par exemple d’avoir joui sur le cadavre de sa sœur, morte en 1917 de la grippe espagnole. Il assurait aussi avoir eu des relations sexuelles avec ses deux filles – Françoise, la légitime, et Monique, bâtarde imaginaire qui fut un temps sa locataire et son modèle. Rien de tout ça n’est avéré, et sans doute que rien de tout ça n’est vrai. « Françoise a toujours dit que son père ne lui avait jamais manqué de respect », assure Claire Jacquet. Ses déclarations concernant sa sœur sont tout aussi sujettes à caution. Elles campent en creux le portrait d’un mythomane prêt à tout pour attirer sur lui les regards. Mais, plus sûrement encore, celui d’un homme sans limites ni tabous, dont on peut douter qu’il aurait souscrit aux credo d’une époque où les sensibilités doivent être ménagées à grand renfort de trigger warnings. Molinier a été de bout en bout un anticonformiste, voire, selon Marie Canet, un « anarchiste de droite ». S’il revendique « le courage d’être soi-même », l’épitaphe qu’il écrit à l’occasion d’une de ses fausses mises à mort le campe aussi en « homme sans moralité », qui « s’en fit gloire et honneur ».
Pour lui, « l’art doit s’imposer et pas être imposé ». À André Breton, avec qui il entame une correspondance au début des années 1950, il résume ainsi sa position esthétique : « Ne regarder ni à droite, ni à gauche […], bien se garder des influences des uns, des autres […]. En conclusion, être irréductiblement, farouchement Individualiste. » Ainsi, selon Emmanuelle Debur, « Molinier a travaillé toute sa vie à faire de lui-même son œuvre. Son seul sujet, c’est lui. »
Ses idiosyncrasies l’ont parfois réduit à un cas. Avec son aval, puisqu’il se prêtait de bonne grâce aux spéculations des médecins et psychiatres et a fait don de son corps à la science. « Molinier n’appartient pas à l’histoire de l’art, écrit ainsi le neurobiologiste Jean-Didier Vincent, familier de la rue des Faussets, mais à l’histoire de l’homme, c’est de la sociologie, c’est de la psychologie, ce n’est pas de l’art, ni même de l’Art brut. » Pour Marie Canet, l’homme est un « outsider revanchard ». Il en a le parcours sinueux, plein d’obstacles et d’aspérités, jusqu’à l’affirmation de soi, envers et contre tous. Ses origines populaires l’éloignent aussi bien de la bourgeoisie bordelaise que de l’intelligentsia culturelle, à laquelle il se frotte sur le tard au gré d’une abondante correspondance. Né à Agen en 1900, il se voit dessiner par son père peintre en bâtiment et sa mère couturière une trajectoire qu’il mettra près de cinquante ans à pervertir. Du premier, il hérite son métier : en 1922, après avoir été mobilisé et nettoyé les corps meurtris par la Grande Guerre au fort de Vanves, Molinier s’établit à Bordeaux comme peintre, vitrier et créateur de papier peint. « Il peignait des faux marbres pour les bourgeois, selon une veine antique qui était déjà un simulacre », rapporte Claire Jacquet pour mettre un peu de cohérence dans son parcours. Auprès de sa mère, à force de traîner sous les jupes des couturières, il aurait aussi acquis, selon elle, « sa passion d’admirer inlassablement les jambes », et peut-être son habileté à ourler et assembler des photos découpées. Peintre en bâtiment, Molinier se pique bientôt d’être peintre tout court. Exposés à l’orée de « Rose saumon », ses tâtonnements sont médiocres : « Parce qu’il est en marge du cœur culturel parisien, il reçoit la modernité avec retard », explique Marie Canet. Ses portraits et ses paysages à la veine fauve ou impressionniste lui valent pourtant de participer à la fondation du Salon des indépendants bordelais et d’exposer à leurs côtés.
Sa « mort aux conventions », qu’il mettra plusieurs fois en scène au gré de photographies et d’épitaphes, a lieu par degrés. La rupture est d’abord conjugale : en 1949, la femme de Molinier quitte la rue des Faussets avec grand fracas. C’est un tableau qui a mis le feu aux poudres : Les Amants dans la campagne montre un couple dont la femme est nue et l’homme habillé. Sur la droite, un chat noir exhibe son anus rosé. Pour Madame, cet anus est la provocation de trop. Pourtant, à tout prendre, cette entorse à la respectabilité n’est rien en regard du scandale qui éclate deux ans plus tard. Cette fois, Molinier présente au Salon une grande toile dont les corps emmêlés et tourbillonnants préfigurent à bien des égards ses photomontages. Lorsqu’ils découvrent Le Grand Combat, les autres artistes décrochent leurs propres œuvres. Ils ne consentiront à les exposer que quand Molinier couvrira la sienne d’un calicot noir. « L’esclandre a fait accourir le public et les journalistes, rapporte Emmanuelle Debur dans le catalogue Rose saumon. Pendant l’exposition, incorrigible, il se cache derrière une plante verte et susurre : « C’est des gens qui baisent… »
L’événement inaugure trois « décennies magiques », selon la formule d’Alain Oudin, dans un ouvrage qui vient de paraître [Molinier. Une vie magique,Éditions Confluences]. L’artiste se replie dans son appartement déserté par sa fille et se livre sans réserve à ses fantasmes, à ses fictions. Il apprivoise la photographie et en fait le viatique d’une frénésie masturbatoire, où la jouissance se mêle à l’ésotérisme et la vie à la mort, dans un tourbillon d’énergie sans fin. Au fil des années 1930, l’artiste a ajouté aux rayons de sa vaste bibliothèque des ouvrages portant sur les spiritualités orientales. Il a notamment découvert le tantrisme. Il acquiert la conviction que l’érotisme et la magie ont maille à partir, que l’un procède de l’autre. Cette conviction innerve certaines de ses compositions aux allures de mandalas, et lui dicte des (auto)portraits de Baphomet, de chamans et de succubes. « Sur certaines d’entre elles, il se plaisait à mettre un tampon portant un code ésotérique », note aussi Christophe Gaillard. L’attrait de Molinier pour l’occultisme fonde, au risque d’un profond malentendu, son compagnonnage d’un temps avec le surréalisme tardif et André Breton. En 1956, ce dernier lui offre une exposition personnelle de toiles et de dessins à la galerie À l’Étoile scellée. Il lui permet aussi d’étoffer son réseau et sa culture littéraire : dans la seconde partie de sa vie, Molinier correspond avec Joyce Mansour, Alain Jouffroy, Clovis Trouille ou Emmanuelle Arsan. Mais sa magie est, selon ses termes, « opérative », et non « spéculative » comme celle du surréalisme. Trop pornographique, il finit par voir tomber sur lui, comme sur tant d’autres, le couperet de Breton. À l’orée des années 1970, c’est plutôt du côté des marges, du punk et du body art, de Jean-Pierre Bouyxou, de Luciano Castelli et du festival Sigma, qu’il bénéficiera d’un regard vivifié par la libération sexuelle. À l’époque, il a aussi veillé à ce que ses photographies soient versées en catimini aux Archives municipales de Bordeaux, via un invraisemblable troc avec Jean-Paul Avisseau, leur directeur. Trop vieux pour soutenir ses fantasmes, il peut embrasser la mort, compagne de sa vie et de son aveu « la plus fascinante des nymphomanes » : il a assuré sa postérité et la ville devra désormais compter avec ses outrances. Si bien que Claire Jacquet affirme : « Bordeaux a accueilli de grands penseurs comme Montaigne, Montesquieu et Mauriac. À ces trois “M”, on est tenté d’en ajouter un quatrième, qui serait Molinier. »
"Rose saumon", une exposition risquée
En accueillant Pierre Molinier à la Méca, Claire Jacquet, Emmanuelle Debur et Marie Canet font preuve d’une audace à saluer sans réserve. Célébrer d’une telle excentricité les 40 ans du Frac constitue une vraie prise de risque. Il y a d’abord le caractère licencieux de l’artiste, qui réserve l’accès de l’essentiel des salles aux plus de 18 ans. Surtout, sa stature d’annonciateur des identités trans n’a pas suffi à émousser son tranchant provocateur, a fortiori dans un contexte post-#MeToo très pointilleux. À la Méca, ses œuvres s’inscrivent dans un panorama qui va du surréalisme à la performance, de la peinture au cinéma underground. Elles font face à celles d’une cinquantaine d’artistes, pour certains ses contemporains (Clovis Trouille, Hans Bellmer, Claude Cahun et Marcel Moore, etc.), pour d’autres de tardifs compagnons de route (Raymond Borde, Jean-Pierre Bouyxou, Jean-Jacques Lebel, etc.), pour beaucoup de jeunes créateurs dont le travail interroge les normes de genre (Betony Vernon ou Cindy Sherman), mais aussi les spiritualités (Bruno Pélassy), la censure des sexualités (Hamid Shams) et la violence du milieu de l’art (Philipp Timischl). Pour servir ce dialogue, « Rose saumon » remise au placard le folklore baroque de rigueur quand on expose Molinier. Sur les murs intégralement blancs, les œuvres se révèlent dans toute leur crudité. Histoire de ne rien cacher.
Stéphanie Lemoine
« Molinier. Rose saumon »,
jusqu’au 17 septembre 2023. Frac Nouvelle-Aquitaine Méca, 5, parvis Corto-Maltese, Bordeaux (33).Ouvert du mercredi au dimanche de 13 h à 18 h. Tarif d’entrée libre (2 € minimum). Commissaires : Claire Jacquet, Emmanuelle Debur et Marie Canet. fracnouvelleaquitaine-meca.fr
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Pierre Molinier, outsider mauvais genre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°764 du 1 mai 2023, avec le titre suivant : Pierre Molinier, outsider mauvais genre