Art moderne

Picasso, l’abrégé

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 4 juillet 2018 - 781 mots

L’exposition du Musée Fabre à Montpellier s’organise autour de quatorze moments-clés, cernant au plus près l’évolution du processus créatif chez l’artiste phare du XXe siècle.

Montpellier. Tout historien de l’art sait qu’une bonne dose d’inconscience est nécessaire pour s’attaquer à Picasso, ce démiurge qui hante le XXe siècle. De fait, comment présenter une production plastique comprenant quelque 70 000 œuvres ? Comment montrer l’œuvre d’un artiste refusant à jamais d’être enfermé dans un style, même quand il s’agit de ceux qu’il invente ? Comment enfin donner toute la mesure d’un créateur qui vise à brûler les étapes et qui échappe à toute chronologie linéaire ?

L’exposition du Musée Fabre à Montpellier, sans prétendre à l’exhaustivité, relève ce défi avec brio. Elle bénéficie de prêts importants et parfois exceptionnels de la part des Musées Picasso de Paris, Antibes et Barcelone, mais aussi des collections privées. Le parcours propose quatorze dates-clés qui correspondent aux moments de rupture dans l’œuvre de Picasso. Cependant, et c’est le point fort de la manifestation, il ne s’agit jamais d’un changement de cap définitif ; l’œuvre fait des allers-retours et peut même devenir circulaire.

La démonstration s’appuie sur une scénographie qui réussit une articulation claire entre les diverses phases tout en offrant un regard transversal aux spectateurs. Des textes pédagogiques, parfaitement accessibles, retracent utilement le cheminement de l’artiste.

Dès l’entrée s’appréhendent simultanément les premières toiles de Picasso, en provenance de son musée de Barcelone, et celles cubistes, plus tardives. Le contraste est saisissant entre son autoportrait relativement classique, d’une précocité étonnante – il a 14 ans –, et la superbe toile Trois figures sous un arbre (1907-1908), peinte avec toute la brutalité du peintre espagnol. Imprégnées de primitivisme, les figures, sous l’influence des statuettes africaines, se simplifient ; on distingue à peine les visages ovales bruns qui partagent les mêmes formes que les feuilles vertes. Justement, la gamme de couleurs, déjà restreinte, va être limitée aux seules tonalités de gris pendant la période suivante : le cubisme.

À ce moment, hormis les Demoiselles d’Avignon, les êtres humains se font rares dans sa peinture. Ce sont les natures mortes, des objets de proximité, en provenance de l’atelier ou du café du coin, qui deviennent les acteurs de cette révolution esthétique majeure. Déconstruits, réduits à quelques lignes de force, à des signes, ils sont reconnaissables seulement par le biais d’un détail ou d’une lettre. Ainsi, dans Bouteille, verre d’absinthe, pipe, violon et clarinette sur un piano (1911-1912), un tableau de format horizontal et taille inhabituelle, on devine çà et là un archet de violon, la courbe d’une bouteille ou la forme aplatie d’une pipe. Bref, il s’agit d’une ressemblance de type non plus mimétique mais métonymique.

Plusieurs styles simultanément

Toutefois, comme par un juste retour de choses, les objets prennent leur revanche en s’introduisant sur la surface des toiles. Avec les papiers collés, puis les assemblages, Picasso, – comme Braque, le débat interminable et dérisoire sur « l’inventeur » de ce procédé restant ouvert – entame un échange spectaculaire avec le réel. Un véritable exploit est la présence ici de l’œuvre emblématique pour le collage, Nature morte à la chaise cannée (1912), mais aussi de ce célèbre assemblage intitulé Le Verre d’absinthe (1914). Artisan au même titre qu’artiste, Picasso considère ces travaux comme une prolongation naturelle d’activités techniques où la connaissance parfaite de la matière et de son traitement est indispensable.

C’est dans cette section, « Les réalités multiples », que s’illustre cette capacité de l’artiste à pratiquer plusieurs styles en même temps. Côté à côte, deux dessins portant le même titre, Homme attablé, 1914. Dans une version, il s’agit d’une représentation classique, dans la veine du retour à l’ordre ou, pour utiliser une formule plus ambiguë, employée à Montpellier, de la « réinvent[ion de] la tradition ». Dans l’autre version, la figure est traitée de manière parfaitement cubiste. Un aller-retour qui n’est pas un signe d’hésitation mais celui d’une indifférence totale à toute forme d’emprisonnement stylistique. Les étiquettes, on ne les colle qu’après, disait Hans Richter.

Impossible de résumer l’ensemble des chapitres déroulés au Musée Fabre. Mentionnons toutefois le surréalisme avec des œuvres exceptionnelles, les peintures d’un érotisme puissant des années 1960 ou encore le merveilleux visage de l’enfance retrouvé en fin parcours dans Le Jeune Peintre (1972). Picasso court-circuite allégrement différentes périodes mais aussi différents âges. Citons le bel article de Stanislas Colodiet, commissaire de l’exposition, qui écrit dans le catalogue : « L’œuvre de Picasso n’a pas de centre de gravité, c’est un rhizome où chaque œuvre emprunte à d’autres œuvres et d’autres époques. » Autrement dit, le peintre ne fait que renouer avec un fantasme millénaire : quitter le temps réel afin de se réfugier dans le temps artistique qu’il mène à sa guise.

Picasso, donner à voir

jusqu'au 23 septembre, Musée Fabre, 39, bd Bonne-Nouvelle, 3400 Montpellier.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°505 du 6 juillet 2018, avec le titre suivant : Picasso, l’abrégé

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