A Lille et Dunkerque

Peter Klasen

Le monde sous haute tension

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 28 octobre 2009 - 1637 mots

De la giga rétrospective au Tri postal de Lille à une incursion dans l’univers photographique à Dunkerque, la région Nord-Pas-de-Calais dévoile tout des obsessions de Klasen. Deux expositions pour un véritable condensé de mémoire collective.

Le moins que l’on puisse retenir en sortant de la méga rétrospective du Tri postal lillois, c’est son précisionnisme, car toutes les facettes de cette œuvre plus complexe qu’il n’y paraît, sont exposées. Et la plongée extensive dans l’univers pictural à fleur de peau de Peter Klasen donne à la visite une charge inattendue. Car c’est dans la récurrence des motifs, l’étalage des séries que l’artiste apparaît dans sa justesse : celle de ses obsessions, de ses psychoses, de ses marottes aussi. Une image assemblant le visage d’une belle femme, un signe un peu pop et des couleurs franches et l’on pensait avoir compris.

La nature de ses collages ? « Troubler de façon permanente »
Mais les tableaux de Klasen sont nourris de contradictions. Et aussi d’une belle assurance. Ce qui frappe dans cette rétrospective chronologique, c’est la posture de ses peintures, aussi forte et assurée à vingt ans qu’à quelque soixante-dix printemps. Comme s’il n’avait jamais douté. Convaincu de son rôle à jouer dans la société. « Le principe du collage, l’utilisation du fragment et du découpage ainsi que le heurt provoqué par des objets trouvés et différents qui s’entrechoquent reflètent la complexité de notre société, ses conflits non résolus, sa schizophrénie quant à ses agissements politiques et sociaux, société où se côtoient la “Campagne mondiale contre la faim”, les bombes au napalm, l’aide aux pays sous-développés et la discrimination raciale. Le propos du collage est agressif, subversif même dans la mesure où il vise une permanente mise en question de l’ordre régnant (dont il utilise le langage) c’est une tentative de saisir la réalité sans que cela aboutisse nécessairement à des solutions. Sa véritable nature est de troubler de façon permanente », déclarait-il en 1967.
Et d’ajouter au lendemain de l’ouverture de l’exposition de Lille : « La femme, dans les années 1960, était la cible privilégiée de la publicité. Et, lorsque je prenais le métro, je voyais les magnifiques créatures des publicités et à côté de moi, les femmes fatiguées sortant du boulot. Ça n’avait rien à voir. Alors, j’ai réalisé qu’il y avait une sorte d’exploitation honteuse de la femme pour l’inciter à la consommation. On exploitait une certaine misère quotidienne. » Femme objet, fragmentée, dans des principes d’associations souvent érotiques, dans des jeux de mots visuels à la Duchamp, ponctue des toiles qui se dilatent. Étonnamment, les mannequins d’aujourd’hui font leur promotion avec des composites. Comme quoi… Klasen a toujours eu l’œil en alerte.

Klasen, hanté par la Seconde Guerre mondiale
Dans ce parcours en deux plateaux, il faut savoir commencer par l’étage et suivre l’histoire, l’irruption des objets collés sur la toile (thermomètres, rouges à lèvres, coupure de presse, robinet, interrupteur, prise électrique), l’apparition de formes et de motifs resserrés, comprendre ici l’influence du cinéma noir (dans les titres), là celle de la littérature. Et ces obsessions traduites par un vocabulaire emprunté à l’appareillage médical (stéthoscope, seringue, bandage), animé d’érotisme (poitrines dénudées, bouches gourmandes, œillades) sont hantées par la mort, la dislocation, le dérapage. « Dans l’affect, le dérapage est si rapide », dit-il avec conviction.
L’exposition insiste sur la grande exposition de 1971 à l’Arc de Paris avec une quasi-reconstitution de ces Ensembles et Accessoires. Mais c’est lorsqu’il faut pénétrer la section « Interdits et Enfermements », qui couvre une période de 1974 à 1989, que le contexte se précise : Klasen est hanté par la Seconde Guerre Mondiale (il est né en 1935 à Lübeck). Mais jamais il ne sera adepte des déclarations frontales (sauf peut-être dans ses œuvres les plus récentes), il leur préfère l’implicite, l’équivoque. Bâches, flancs de wagons, arrières de camion, robinets suintants, tous sont détaillés, peints à l’aérographe, en gros plan, sur des formats impressionnants.
L’exil, la claustration, hantent ces tableaux avec ce style refroidi par la technique picturale distante. Klasen est à fleur de peau, mais ne goûte pas l’expressionnisme. « Mes tableaux se refusent à toute approche anecdotique. Ils n’offrent aucune idéologie ni ne proposent de solution aux problèmes intrinsèques de notre société. Ma démarche n’est pas le véhicule d’une idéologie ni le manifeste d’un quelconque parti pris politique. Elle tente de définir les rapports de plus en plus complexes entre l’individu (donc de moi-même) dans le contexte coercitif propre à un monde en pleine évolution, et sur un espace de liberté potentielle. »
Il détrousse le réel, le force avec ses armes de peintre. Mais on le sent, dans ces années 1970 et 1980, le besoin de se mesurer à ce traumatisme profond de la guerre, de la solution finale s’impose peu à peu, mais dans des compositions toujours équivoques. Le spectateur y trouve des écrans de projections traumatiques plus ouverts. Lorsque Klasen peint un chariot d’hôpital en noir et blanc, imposant, un fauteuil de dentiste, la précision clinique du geste résonne avec une violence accrue. Libre d’interprétation, mais Klasen sait en tout cas ce qu’il a voulu dire. Jusqu’à ce qu’il goûte à l’art de l’environnement avec l’installation monumentale de Shock Corridor/Dead End de 1991, entièrement reconstituée pour l’occasion.
Inspirée par le film éponyme tourné en 1963 par Samuel Fuller et mettant en scène un journaliste prêt à l’enfermement pour décrocher un prix Pulitzer, cette œuvre n’est pas une reconstitution, mais la possibilité d’une scène. Il faudra au visiteur l’affronter seul. S’enfoncer sans garde-fou dans ce couloir anxiogène en cul-de-sac. Pas de happy end bien sûr. Des images mentales s’entrechoquent vitesse grand V devant des baignoires dont le modèle rappelle celui des camps et de la torture en Algérie, les couleurs pastel des unités médicales et l’éclairage. Le mode fragmentaire et allusif de Klasen s’exprime aussi sûrement qu’à coup d’aérographe.

Mur de Berlin, faits divers… un regard sur l’actualité
Dans les années 1980, l’homme est aussi fasciné par le mur de Berlin, cette cicatrice urbaine symbole d’une dictature et support d’une expression libre et engagée. Un « cadavre exquis » gigantesque, photographié patiemment pour être peint. « C’est un lieu qui ramène tous les êtres au point zéro de leur sentiment ou de leur douleur. Ici, tout appelle à la réflexion ou à la pensée. Ce mur matérialise l’unité de la pensée des hommes, non pas l’idée d’un peuple ou d’une nation, mais celle qui, au-delà, trouve quelque communauté. »
Dans les années 1990, alors qu’il s’empare du numérique, l’actualité ne le laisse pas en reste. Des otages, des meurtres émaillent des surfaces toujours plus lisses. Mais si parfois ressurgissent quelques objets comme des réminiscences. Klasen ne renie pas ses premières amours comme lorsqu’il renoue avec les principes binaires des années 1960 avec Rêve/Chaîne et cadenas sur armoire rouge (2006). Étonnamment, aucun sentiment de redite ne s’en émane. Les œuvres historiques et celles du jour s’en sortent toujours aussi bien avec le réel.

Toutes portes ouvertes sur les angoisses de l’artiste
Enfin, il est l’heure d’affronter les dernières anxiétés de Klasen exprimées avec une grandiloquence peut-être trop frontale, assurément bruyante au rez-de-chaussée. La Colonie pénitentiaire, inspirée de la nouvelle prémonitoire que Kafka écrivit en 1914 et publia en 1919, constitue un environnement sonore et sculptural étouffant. Une cage où convulse un brancard agressé par des rangées de seringues obéissantes et tapissée par la musique que le compositeur Pascal Dusapin a travaillé à partir du Faust de Wagner. Étouffant, épuisant. C’est certainement le but.
« Kafka avait pressenti les cataclysmes du xxe siècle : l’holocauste, le goulag, les nazis et même la guerre d’Algérie. Que peut faire un artiste ? Les politiques peuvent agir. Mais les artistes ? C’est pour cela que je suis devenu un artiste de la réalité. L’artiste peut développer un vocabulaire efficace avec des raccourcis. Ma peinture est voulue pour qu’on puisse entamer tous ensemble une discussion. »
Mais, ici, la frontalité obsédante de cette installation digne d’un Malachi Farrell n’est peut-être pas la manière la plus dialogique qui soit. Le choc n’en est que grand lorsqu’il faut ressortir en longeant quatre Porsche livrées aux outils et au registre plus « pop » de Klasen. Presque une sortie de route tant à Lille, c’est le visage sombre du maître, son inquiétude au monde, qui dominent avec force et mettent le visiteur en tension.

À Dunkerque, Klasen émerge en photographe
Depuis l’exposition de 2005 à la Maison européenne de la photographie, on savait que Peter Klasen photographiait énormément. Un travail préparatoire à sa peinture, sorte de repérage et de catalogage de formes capturées au fil des voyages. Mais ces documents de travail étaient-ils des œuvres ? Le peintre se sent de plus en plus légitime dans cet exercice, surtout à Dunkerque, ville dont il a abondamment photographié le port et les usines.
Cette deuxième exposition lui aura même permis de pénétrer au cœur de cinq mastodontes pour en capturer les conduites, les portes rouillées, y retrouver ses obsessions tout en rendant hommage au sublime industriel. Dans le parcours ménagé dans les absidioles du musée, on passe de Los Angeles à La Havane avant de se frotter aux atours rugueux de la ville-hôte.
Jusqu’à une étonnante fin, presque contradictoire, avec trois Lost Landscape, des compositions numériques saturées. Dans la plus monumentale, au centre, les images à peine admirées dans les salles précédentes s’entrechoquent : citerne, amas de tôles, valves, vues du port entourent un visage féminin bleuté et entouré d’un néon. Du vrai Klasen, mais l’ensemble devient trop didactique une fois les photographies mises en regard. Drôle de méthode qui désamorcerait presque tout le processus de reconnaissance du photographique et la légitimation de Klasen dans ce médium.
Reste l’intérêt des images qui se révèlent bien plus matiéristes que les tableaux. Et c’est par cette fragilité qu’a senti l’œil mécanique de l’appareil que l’exposition parvient à s’imposer.

Biographie

1935
Naît à Lübeck en Allemagne.

1955
Entre aux Beaux-Arts de Berlin, école d’avant-garde.

1960
« Tableaux-rencontres ».

1964
Exposition « Mythologies quotidiennes » à Paris, avec 33 artistes réunis sous l’appellation « Figuration narrative ».

1967
« Tableaux binaires ».

1973
Thème de « l’enfermement ».

1981
Séjour à New York. Apparaissent les coulures, les graffitis…

1986
Cycle « Mur de Berlin ».

2001
Thème de la fragilité de l’existence humaine.

2008
Exposition la « Figuration narrative » au Grand Palais.

2009
Vit à Paris depuis 1959.

Autour de l'exposition
Informations pratiques. « Peter Klasen, rétrospective 1959-2009 », jusqu’au 29 novembre 2009. Tri postal, Lille. Tarifs : 5 et 3 €. www.mairie-lille.fr. Et, « Peter Klasen, La mémoire du regard, l’œuvre photographique », jusqu’au 13 février, LAAC, Dunkerque. Tarifs : 4,5 et 3 €. www.ville-dunkerque.fr
Le Nord-Pas-de-Calais. Le Tri postal et le LAAC s’insèrent dans un riche réseau culturel. Le Nord-Pas-de-Calais est la deuxième région, après l’Île-de-France, en terme d’institutions muséales chaque année bien classées au palmarès des musées de L’œil et du JdA. La réouverture du Musée d’art moderne Lille Métropole (2010) et l’inauguration du Louvre-Lens (2012) devraient accroître ce rayonnement. Lire le guide Le Nord-Pas-de-Calais, terre d’arts et de culture (E. Couturier, La Voix du Nord, 7 €).

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°618 du 1 novembre 2009, avec le titre suivant : Peter Klasen

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