La cinquantaine tout juste entamée, Marc Desgrandchamps compte parmi les figures majeures de la scène française, versant peinture. Évanescence, fragmentation et infinitude caractérisent une œuvre qui se veut avant tout une expérience visuelle.
Vue de dos, maillot de bain deux pièces, la jambe gauche légèrement pliée dans un mouvement suspendu de marche en avant, elle se dresse en surface du tableau pour l’occuper dans toute sa hauteur sur fond de plage et de ciel bleu. Si l’on songe à ce Grand Baigneur de Cézanne, pareillement monumental et projeté au premier plan de l’image, la peinture, elle, est tout autre. Autant la figure du Provençal s’offre à voir « comme un colosse qui vient d’enjamber mers et montagnes » (Alfred Barr), autant celle de Marc Desgrandchamps est toute fluidité et transparence et sa silhouette se confond avec l’environnement dans lequel elle est inscrite.
Elle, c’est Gradiva. Du moins est-ce le titre de ce tableau, daté de 2008, l’un des très rares du peintre à en porter un. Ordinairement, celui-ci se refuse à en donner pour ne pas induire une quelconque narration à laquelle le regardeur ne manquerait pas de se raccrocher. Desgrandchamps préfère de beaucoup livrer sa peinture telle quelle, sans fournir le moindre indice à celui qui la contemple. Il aspire à ce que l’on se laisse entraîner dans les dédales de la matière de manière à faire l’expérience d’une sorte de traversée de la peinture. À la vivre du dedans.
Originaire de Haute-Savoie, né à Sallanches en 1960, Marc Desgrandchamps compte parmi ces artistes, apparus dans les années 1980, qui ont fait le choix de la peinture et dont l’œuvre dément la prétendue obsolescence si facilement proclamée par certains. Figurative, elle l’est ni à la manière libre d’un Combas, ni à celle savante d’un Garouste, mais bien plus dans une certaine connivence avec celle d’anciens comme Poussin ou Manet et d’aînés comme Gasiorowski ou Diebenkorn, tout en devant beaucoup au cinéma. Faite pour l’essentiel de scènes figurées, sinon de vastes paysages, la peinture de Desgrandchamps s’est très vite imposée à l’aune d’une réflexion sur le figurable, notamment dans les rapports qu’entretient ce médium avec la photographie. Si son art procède d’une façon de réalisme, il s’en démarque nettement par la mise en jeu de tout un protocole de travail qui absorbe la réalité dans les événements mêmes du médium employé et qui font de chacun de ses tableaux le prétexte d’une expérience plastique et formelle sans cesse renouvelée.
Peinture et espace
Les deux expositions que lui consacrent simultanément, ce printemps, le Carré Sainte-Anne de Montpellier et le Musée d’art moderne de la Ville de Paris permettent d’appréhender dans son plus vaste déploiement la démarche de l’artiste au cours des vingt-cinq ans écoulés. Si la première est focalisée autour d’un propos spécifique visant à mettre en exergue la dimension de délitement des figures [lire encadré], la seconde qui est à caractère rétrospectif acte quant à elle la pertinence d’une recherche qui relève non d’un principe évolutif, mais d’un développement. Celui d’une pensée qui s’informe picturalement et que fonde la notion primordiale de transit.
Au centre du travail de Marc Desgrandchamps réside tout d’abord un questionnement sur l’espace, comme en témoigne le recours récurrent au mode du polyptique. Ainsi celui de 1993 qui figure dans la collection Burda et qui relève d’une facture plus décrite du motif, significative des œuvres du début. Sur le thème de la baignade, l’artiste représente sur chacun des deux panneaux deux vues distinctes du paysage : l’une, à gauche, générale et éloignée, figure la mer et son étendue ; l’autre, à droite, montre deux personnages en plan rapproché sur la rive et un troisième un peu plus loin dans l’eau. L’effet zoom est total et permet à l’artiste de suggérer l’immensité marine.
Avec le temps, cette quête de l’espace connaît d’autres résolutions plastiques, comme il en est de ce quadriptyque de 2005 qui est au Musée national d’art moderne. Davantage radical, celui-ci figure un relief de petites montagnes vertes totalement désertées, simplement survolé sur fond de ciel bleu par un groupe d’oiseaux dégoulinant de peinture. D’un panneau à l’autre, le peintre a comme étiré délibérément les flancs et la ligne de crête du paysage pour composer un ensemble abrupt que ponctuent de grandes traînées de peintures blanches et noires. Comme si tout avait été pensé au seul bénéfice de la peinture, en écho à la formule chère à Manet : « La peinture n’est autre chose que la peinture, elle n’exprime qu’elle-même. »
Qu’il s’agisse de scènes figurées plus ou moins complexes ou de la représentation de figures isolées dans d’improbables espaces, Marc Desgrandchamps parle volontiers de « sites », voire de « non-lieux ». S’il insiste sur le fait d’établir, dès l’engagement du travail, comme une partition du tableau entre terre et ciel, il s’applique par la suite à en subvertir le champ iconique soit en le « mitant » – comme le disait Gasiorowski – de toutes sortes de parasites qui en perturbent la vue, soit en jouant d’effets de transparence qui en organisent béances et trouées. Cette façon d’instruire autant de formes d’espaces différents oblige ainsi le regardeur à fouiller l’image peinte, à en imaginer les pièces manquantes, bref à tenter de la recomposer.
Travelling photographique
« Je fais un travail où il y a beaucoup d’allers et retours. » De fait, la peinture de Desgrandchamps est mouvement. Du moins peut-on la définir comme « un fondu enchaîné paradoxalement figé », pour reprendre la formule du critique d’art Erik Verhagen. Elle est mouvement en amont, l’artiste travaillant le plus souvent à partir de photographies qu’il fait lui-même captant telle ou telle situation qui se présente à lui et qui le retienne : le geste furtif d’un personnage, la vue sous un certain angle d’un paysage, le placement d’un objet dans l’espace, etc.
Usant de la photo comme matière visuelle, Desgrandchamps se constitue ainsi un réservoir d’images dans lequel il puise le moment de la peinture advenu. Il esquisse alors sur la toile en quelques coups de crayon le motif retenu, met en place les éléments quasi abstraits du fond, puis ceux du décor qui vont déterminer le site, enfin il y dispose ses figures. Au fur et à mesure de l’exécution de son tableau, le peintre n’efface jamais, il recouvre. « Ça disparaît ou ça ne disparaît pas », explique-t-il comme pour bien souligner combien il compose avec les événements de la peinture.
À propos de sa démarche, Marc Desgrandchamps dit volontiers qu’il est très visuel et qu’il « manipule une matière ». S’il en a parlé comme d’un « travail de doute, doute de la figure et doute de la peinture, avec sa longue histoire et ses questions », c’est simple question de lucidité.
L’étrange dans le banal
S’il dit comprendre la crise du tableau telle que l’a engendrée le postmodernisme, voire qu’il y ait eu remise en cause de sa légitimité, il n’en considère pas moins que la peinture est toujours possible. Que la photographie, le cinéma, voire les nouvelles technologies sont autant de tremplins à la recherche permanente d’un rebond. Quelque chose d’indéterminé est à l’œuvre dans la peinture de Desgrandchamps qui lui confère une dimension vitale, qui la positionne à l’ordre d’un éloge du passage, parce que, quoique toujours en suspens, rien n’y est paradoxalement figé. Évanescence, transparence, dilution, fragmentation, coulure sont quelques-uns des termes récurrents qui permettent d’en distinguer les qualités plastiques.
Chez Desgrandchamps règnent un climat, une atmosphère singuliers qui absorbent le prétexte figuré sur lequel il adosse sa peinture. Il y va parfois même d’un sentiment d’étrangeté pour ce que, comme le dit le philosophe Michel Onfray, « toute peinture digne de ce nom recèle une énigme. Même un paysage, sinon une nature morte, ou bien encore un portrait, n’arrêtent le regardeur que s’ils comportent un problème à résoudre ».
La peinture de Marc Desgrandchamps est exactement de cette trempe : elle pose problème. Chacun de ses tableaux est une énigme et le peintre en est l’inventeur, au sens où l’on emploie ce mot pour désigner une personne qui trouve quelque chose. Dans cette qualité aussi où, selon Paul Valéry, « tout artiste est une réaction, il répond à l’habituel par l’insolite, perçoit ce qu’il y a d’étrange dans le banal, distille le pur de l’impur, par une opération mystérieuse qui exige tout ce qu’il faut d’usé, d’accoutumé, de convenu et de conforme pour qu’elle puisse s’accomplir ».
À l’écart de toute chapelle, de toute obédience théorique ou idéologique, Marc Desgrandchamps s’obstine à interroger la peinture parce qu’il la sait le vecteur le plus prospectif à la révélation du visible, dans la subtile combinaison du réel, du rêve et de l’imaginaire.
1960 Naissance à Sallanches (74).
1981 Diplômé de l’École des beaux-arts de Paris.
1995 Début de sa collaboration avec la galerie parisienne Zürcher.
2006 Exposition au Centre Georges Pompidou.
2010 « Translucide », exposition au Musée d’art moderne de Pékin (Chine).
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Marc Desgrandchamps - L’expérience de la peinture
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Marc Desgrandchamps » jusqu’au 4 septembre 2011. Musée d’art moderne de la Ville
de Paris, Paris-16e. Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Jeudi jusqu’à 22 h. Fermé le lundi. 7,5 et 3,5 €. www.mam.paris.fr
Montpellier, bastion culturel. Avec 16 % du budget alloué à la culture, Montpellier entend bien se façonner un statut de ville d’art. De nombreux bâtiments ont été rénovés dans ce sens comme le Pavillon populaire désormais dédié à la photographie. Le nouveau centre universitaire Panacée, avec ses 9 ateliers d’artistes, doit quant à lui créer une dynamique artistique en repérant les talents émergents de la ville. Le Carré Sainte-Anne, enfin, fait la part belle aux artistes contemporains en milieu de carrière, comme Desgrandchamps (jusqu’au 19 juin), juste avant Garouste. www.montpellier.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°636 du 1 juin 2011, avec le titre suivant : Marc Desgrandchamps - L’expérience de la peinture