PARIS
La peintre norvégienne a répandu une esthétique sous influence impressionniste, privilégiant la lumière, les couleurs vives et le non finito.
Paris. Après Edvard Munch en 2022 et avant Christian Krohg l’année prochaine, le Musée d’Orsay poursuit son exploration de la peinture norvégienne du XIXe siècle avec Harriet Backer (1845-1932), sous le commissariat de Leïla Jarbouai et Estelle Bégué. Comme Krohg et Munch, Backer fait partie des nombreux artistes norvégiens ayant suivi les cours de peinture de Léon Bonnat, à Paris. Dans son cas, c’était à l’académie de Madame Trélat de Vigny réservée aux femmes, où enseignaient aussi Jules Bastien-Lepage et Jean-Léon Gérôme.
Harriet Backer, la deuxième de quatre sœurs, deux musiciennes et deux peintres, a d’abord pris des cours à Kristiania, l’actuelle Oslo, puis, en 1866, a commencé à voyager avec sa sœur pianiste. Elle a ainsi travaillé la peinture à Berlin, à Florence puis de nouveau à Kristiania avant de décider, en 1874, de déménager à Munich, important centre artistique où les femmes pouvaient trouver d’excellents professeurs. Son mentor y fut Eilif Peterssen, peintre d’histoire norvégien. Très attaché à celle que Carina Rech présente dans le catalogue comme son « âme sœur artistique », il a réalisé d’elle en 1878 un beau portrait que l’on peut voir à l’exposition. C’était un au revoir : Harriet partait s’installer à Paris avec une amie peintre et militante pour les droits des femmes qu’elle avait rencontrées en Allemagne, la Norvégienne Kitty Kielland (1843-1914).
« Si je m’étais mariée, j’aurais arrêté de peindre, mais j’étais trop douée pour cela », a déclaré Backer. Il est difficile de dire de quel ordre était son intimité avec Kielland qui dura jusqu’à la mort de cette dernière. Backer partit en Norvège en 1888 et Kielland deux ans après. Pendant dix ans, elles avaient formé un foyer accueillant pour les artistes, écrivains et musiciens scandinaves des deux sexes, vivant ou passant à Paris, dont Peterssen. Une série de toiles de Backer, Kielland et d’autres femmes peintres présente dans l’exposition quelques membres de ce cercle d’amis. Kielland était surtout paysagiste tandis que Backer s’intéressait aux intérieurs. Toutes deux passaient l’été en Norvège et voyageaient ensemble en France. Elles ont ainsi rejoint en 1881 le professeur de Kielland, le paysagiste Léon Germain Pelouse, à Rochefort-en-Terre, en Bretagne.
L’ensemble de 75 œuvres de Backer exposées est présenté par thème. On y décèle bien, cependant, l’évolution de l’artiste. Une première partie évoque sa période allemande : l’influence des maîtres anciens y est prégnante et les couleurs sont encore sombres, dans une gamme de bruns et de verts, mais on peut déjà voir poindre la grande coloriste qu’elle sera plus tard et ses recherches sur la lumière. Le contraste est saisissant avec Intérieur bleu (1883). À cette époque, elle s’est familiarisée avec l’impressionnisme à Paris et admire notamment Claude Monet. Si elle n’adopte pas la touche impressionniste et s’inspire dans ses compositions de Chardin ou de Vermeer, qui a été redécouvert au milieu du XIXe siècle, elle a éclairci sa palette et, pour rendre la lumière sur un mur, juxtapose des coups de brosse de différentes couleurs. Le tableau paraît inachevé aux visiteurs de l’exposition d’Art nordique, à Copenhague, où il est présenté. Autre nouveauté, la composition n’est pas centrée sur l’unique personnage, une jeune femme qui apparaît seulement comme un élément parmi d’autres. L’année précédente, Backer a peint Intérieur de Rochefort-en-Terre, Bretagne (Matin), une toile sans personnage, comme un paysage. En 1880, elle avait déjà montré à Bonnat un intérieur bavarois de 1878, mais le maître lui avait conseillé d’y ajouter une figure pour le présenter au Salon (Solitude, 1878-1880). Elle s’est désormais affranchie de ce diktat. Intérieur d’Øvre Nanset (1885), accroché en fin de parcours, est un chef-d’œuvre dans ce genre.
À la lumière de la lampe (1890), Femme cousant à la lueur de la lampe (1890) et Femme cousant (1890) comme les scènes de piano qu’elle affectionne – des femmes souvent, jouant seules ou écoutées par un personnage resté dans l’ombre – témoignent des recherches de Backer sur la lumière, le rendu du modelé par la couleur et la simplification des formes pour obtenir une harmonie musicale. Elle pouvait travailler des années à un tableau avant de le considérer comme terminé. Souvent aussi, elle le trouvait alors tout simplement gâché. Elle a donc imposé son non finito à ses compatriotes. Dans Baptême dans l’église de Tanum (1892), à la composition audacieuse, les visages des protagonistes ne sont presque plus définis. Commandée en 1918 par le directeur de la Galerie nationale norvégienne, une nature morte est restée sur son chevalet jusqu’à son décès. Elle est surnommée L’Image éternelle car à jamais inachevée.
Au long de sa carrière, Backer a produit quelques paysages. La Ferme de Jonasberget (1892) est totalement impressionniste avec sa prairie fleurie peinte en empâtements verts, bleus et lilas. Mais d’autres vues de la nature, à partir du milieu des années 1890, se rapprochent « du néoromantisme norvégien dont ses amis – Peterssen, Kielland et Werenskiold – sont vus comme les inventeurs », écrivent les commissaires dans le catalogue. En 1891, elle a ouvert une école de peinture à Kristiania où elle a formé de nombreux élèves et, en 1898, elle a été nommée au conseil d’administration et au comité d’acquisition de la Galerie nationale. Jouissant d’une grande notoriété, elle a largement contribué à former les peintres norvégiens du début du XXe siècle auxquels elle a transmis ce qu’elle et ses amis ont découvert dans le creuset parisien des années 1880.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°642 du 1 novembre 2024, avec le titre suivant : Les symphonies inachevées d’Harriet Backer au Musée d’Orsay