YERRES
À la fin de sa vie, le marchand d’art a défendu des peintres moins audacieux que les impressionnistes. Leur art lumineux était apprécié du vieux lion et de sa vaste clientèle.
Yerres. Connu pour avoir été le soutien indéfectible des impressionnistes, le marchand d’art Paul Durand-Ruel (1831-1922) a terminé sa longue carrière en défendant des peintres post-impressionnistes aujourd’hui moins célèbres que leurs illustres prédécesseurs. Les historiens de l’art Claire Durand-Ruel (arrière-petite-fille du marchand) et Jacques-Sylvain Klein présentent cinq d’entre eux dans une exposition restreinte de soixante tableaux. « Ils font partie de ma famille », confie la commissaire. C’est que Durand-Ruel était un patriarche : ces peintres étaient liés à lui par contrat, recevant des émoluments réguliers contre une production qui devait l’être tout autant. Ils vivaient donc confortablement mais le marchand n’hésitait pas à diriger leur pinceau pour les orienter vers ce qui se vendait bien. Tous les cinq excellents praticiens, ils ont à la fois profité et pâti de cette autorité. S’ils ont pu exercer leur art sans redouter la famine, ils ont été bridés dans leurs recherches formelles. Si bien qu’aujourd’hui, très connus dans leurs régions respectives (d’origine ou de cœur), ils sont encore considérés avec un certain dédain par les amateurs d’art, même s’ils ont de fidèles collectionneurs.
L’exposition leur rend justice : s’ils n’ont pas été avant-gardistes, ce sont de beaux peintres. Trois d’entre eux, Gustave Loiseau (1865-1935), Maxime Maufra (1861-1918) et Henry Moret (1856-1913) sont des paysagistes et formaient un trio d’amis. L’impressionnisme est leur socle, mais chacun a su faire jouer sa note. Loiseau avec sa touche épaisse héritée de Camille Pissarro a produit des œuvres lumineuses et un peu floues pleines de délicatesse. Son Paysage de rivière (vers 1900-1920) est une grande réussite. Maufra, peintre de l’eau, a traqué toutes les nuances de bleu et de gris pour rendre les grands espaces maritimes ou fluviaux. Holborn Head (Scrabster), Thurso Bay (Écosse) (1895) montre l’influence de l’estampe japonaise sur une partie de son œuvre. Quant à Moret, plus marqué que ses amis par l’école de Pont-Aven, il est aussi le plus proche du fauvisme, séduisant par son emploi de couleurs vives. Goulphar, Belle-Île (1895, voir ill.) en est un magnifique exemple.
Les deux autres artistes ont préféré les scènes de la vie familiale, les portraits et la peinture décorative. Georges d’Espagnat (1870-1950) porte un regard attendri mais sans mièvrerie sur des enfants et des femmes saisis dans leur vie quotidienne, tel le groupe charmant de La Gare de banlieue (1896-1897). Albert André (1869-1954) fut un portraitiste recherché et consacra souvent son pinceau lumineux à des personnages féminins d’une grande présence et pleins de vivacité. Sur le quai du Vieux-Port à Marseille (1917) est un parfait exemple de son art très décoratif.
L’exposition, qui ne prétend pas présenter des rétrospectives de ces cinq peintres, réunit à parts égales des œuvres issues de collections publiques et privées. Elle dessine en creux le portrait d’un marchand, avide de couleurs, de belle nature et de bonheur au soir d’une longue et parfois difficile carrière.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°568 du 28 mai 2021, avec le titre suivant : Les derniers feux de Durand-Ruel