La Fondation Beyeler révèle les trente dernières années de création d’Edgar Degas qui posent le maître de l’impressionisme en précurseur de l’art moderne.
RIEHEN (SUISSE) - S’il faut donner une seule raison d’aller visiter l’exposition sur l’œuvre tardif de Degas à la Fondation Beyeler, il s’agirait de la qualité des œuvres. Près de la moitié de la sélection provient de collections privées et l’ensemble est impressionnant. S’agissant de la quatrième exposition Degas en un an en Europe occidentale – après Londres (sur la danse), Paris (sur le nu), et en ce moment Turin (sur les chefs-d’œuvre du Musée d’Orsay) – l’opération frôle le tour de force. Il faut dire que le champ d’étude de l’exposition suisse a facilité la démarche. Couvrir les trente dernières années de la carrière du peintre tous médias confondus est un angle d’attaque qui peut vite virer au fourre-tout. Ainsi, la qualité a beau être là, le sentiment de voir défiler des œuvres « disponibles », à défaut d’être essentielles au propos, peine à s’estomper totalement. Pire, on se souvient de l’exposition hagiographique sur les dernières années d’Auguste Renoir à Paris en 2009, qui n’avait donné lieu à aucune distanciation critique. Passer en revue la fin de carrière d’un artiste est donc un exercice périlleux.
À Riehen, l’art de Degas se révèle plus résistant à l’épreuve du temps. Ces œuvres tardives aux accents expressionnistes et symbolistes ont été réévaluées à la faveur de la rétrospective internationale de 1988. Lors des ventes de la succession Degas en 1917 et 1918, le grand public découvre ces productions réalisées dans l’intimité de l’atelier et la surprise est au rendez-vous. Car elles ne correspondent pas à un assagissement de l’œuvre du peintre, bien au contraire. Saturées de couleurs et de matière, ces toiles et ces feuilles de papiers sont malmenées par Degas avec une énergie insoupçonnable. La notion du Beau inculquée par Ingres a disparu, tout comme la précision du trait et les tonalités froides des débuts. Si Degas persiste sur les mêmes thèmes qui ont fait sa renommée (les danseuses, les femmes dans l’intimité, les courses de chevaux), il les retravaille avec l’acharnement d’un Frenhofer. À la différence que Degas va si loin qu’il esquive la tragédie balzacienne pour devenir un grand maître de l’art moderne.
Les audaces d’un ermite
Le commissaire Martin Schwander a pris pour point de départ l’année 1886. Celle de la huitième et dernière exposition impressionniste, celle aussi où le peintre soucieux de son indépendance se place en retrait du regard public. En miroir à la pratique de l’artiste, le parcours thématique de l’exposition marie pastels, huiles, sculptures, estampes et photographies. Les danseuses représentent la partie la plus conséquente du parcours – et les portraits la plus faible –, et d’emblée, l’évolution du regard de Degas s’impose. Alter ego du peintre fatigué, la danseuse ne brille plus sur scène ; elle s’exerce, repose son corps fourbu, reprend son souffle, se masse les pieds, s’étire en coulisses. Le point de vue se resserre, la danseuse n’est plus une femme mais un motif. Ce besoin de contorsionner les corps est encore plus frappant dans les scènes intimes de femmes à la toilette. Degas manipule les membres et les chevelures, pour un résultat qui n’est jamais abstrait, mais qui en prend le chemin. En ce sens, Degas n’est pas si éloigné de son comparse Monet dans sa quête formaliste d’un équilibre entre formes et couleurs. Les « paysages imaginaires » présentés à la galerie Durand-Ruel en 1892 lors de la seule entorse faite au règlement du peintre ermite, achèvent de convaincre au sujet de l’insatiabilité créative de l’artiste. Monotypes rehaussés souvent au pastel, ces paysages de l’esprit empruntent leur onirisme au symbolisme. Le jeune Degas qui ne jurait que par la force de la ligne ingresque est bien loin.
Cette exposition révèle un artiste et un homme insaisissable jusqu’au bout. Retiré des cercles artistiques et contempteur de la critique, mais veillant à contrôler la production et l’écoulement de ses œuvres au meilleur prix ; héritier de la maniera la plus classique et auteur d’un Jockey blessé défiant toute perspective rationnelle ; fidèle à ses sujets et curieux des nouveautés techniques ; désireux d’être célébré pour son art et avide d’une vie de chat solitaire. « Je voudrais être illustre et inconnu », disait-il au collectionneur Alexis Rouart. À l’image de ces danseuses étoiles qui, une fois le tutu raccroché au vestiaire, se fondent dans la foule en toute discrétion.
Jusqu’au 27 janvier 2013, Fondation Beyeler, 77, Baselstrasse, Riehen-Bâle, Suisse, tél. 41 61 645 97 00, www.fondationbeyeler.ch, tlj 10h-18h, le mercredi 10h-20h. Catalogue, Hatje cantz Verlag, Ostfildern, 268 p., 212 ill., disponible en allemand et en anglais, 68 francs suisses (env. 56 €)
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Abonnez-vous dès 1 €- Commissaires : Martin Schwander avec la collaboration de Michiko Kono, curateur associé à la fondation
Voir la fiche de l'exposition : Edgar Degas
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°378 du 2 novembre 2012, avec le titre suivant : Les derniers Degas