Paris. Y avait-il plusieurs Derain ? À l’entrée de la manifestation du Centre Pompidou, une très belle toile, Le Portement de la Croix de Biagio d’Antonio, peintre italien de la Renaissance. Ou, plus précisément sa minutieuse copie réalisée par l’artiste fauve.
On est en 1901, durant ces années où Derain pratique encore une peinture réaliste, parfois même inspirée par la photographie. Quelques-uns de ses clichés, mais aussi d’autres, anonymes, sont présentés. Ainsi, on y voit, côte à côte, la photographie de ce que va devenir Le Bal à Suresnes et sa « version peinte », une étrange et imposante toile en provenance des États-Unis. Puis, le parcours suit l’évolution de Derain, désormais parfaitement balisée. Les œuvres de Chatou, aux bords de la Seine, clairement influencées par Van Gogh, aux couleurs rehaussées et aux légères déformations de la réalité. Vient ensuite la période cruciale de Collioure, cette célèbre épreuve du feu : la gamme chromatique est saturée et souvent dissonante, les touches, de plus en plus éloignées les unes des autres, deviennent taches. Impressionné par Matisse, avec qui il partage ce séjour, Derain en fait deux portraits, dont l’un est d’une audace étonnante. L’artiste y est représenté avec le visage comme balafré par un semblant de barbe rouge, Portrait d’Henri Matisse, (1905). Enfin, on découvre, avec les vues de Londres de 1906, commandées par Vollard, l’apothéose du fauvisme de Derain. Avec une toile comme Effets de soleil sur l’eau, Londres (1906-1907), on assiste déjà à un formidable paysage semi-abstrait, construit uniquement par des couleurs.
Cependant, et c’est probablement la source de la perplexité face au reste de l’exposition, sa démarche s’inscrit dans ce que l’on pourrait nommer une avant-garde polymorphe. C’est Giacometti qui pointe ce vagabondage esthétique en affirmant que le peintre était « dans un lieu, dans un endroit qui le dépassait continuellement, effrayé par l’impossible et toute œuvre était pour lui échec avant même de l’entreprendre ».
Attiré par le cubisme et par le primitivisme - il est le premier à posséder un masque Fang - Derain se lance dans une expérimentation dont les résultats restent de qualité inégale. Parmi les tentatives cubistes, les monumentales Baigneuses (1907) sont comme une variation alourdie du travail de Cézanne. Par contre, les paysages, transformés en « blocs » encastrés les uns dans les autres, réussissent magnifiquement à métamorphoser l’organique en minéral - dans l’important catalogue, Camille Morando parle de cristallisation (Vue de Cagnes, 1910). Ailleurs, toutefois, appliqué aux natures mortes, le processus aboutit plutôt à une pétrification stérile.
On constate les mêmes inégalités dans les travaux qui puisent leurs références dans différentes cultures extra-européennes ou dans le passé. D’une part, les admirables sculptures et gravures ne sont pas de simples copies, mais des œuvres qui possèdent une force brutale, non raffinée. D’autre part, avec les toiles réalisées dans les mêmes années, on peut faire la distinction entre celles qui font un retour vers le passé et celles qui font un retour sur le passé. Ainsi, Portrait d’une jeune fille en noir (1913-1914), une adolescente sur son fauteuil, le visage immobile, le regard fixe qui traverse le spectateur, justifie parfaitement l’appellation byzantine qu’on accole à cette période de Derain. À l’opposé, Portrait de jeune fille (1914) ou Samedi (1913) semblent une synthèse incongrue entre cubisme et gothique. En somme, « l’archaïsme syncrétique » de Derain oscille entre invention et régression. Curieusement, l’exposition s’achève sur un épilogue inattendu avec cette œuvre d’un kitsch sans limites qu’est La Chasse (L’âge d’or-Paradis terrestre). Elle fut réalisée entre 1938 et 1944. Drôle d’âge d’or !
André Derain, Le Bal à Suresnes, 1903, huile sur toile, 180 x 145,1 cm, Saint Louis Art Museum, Saint Louis © SLAM
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°491 du 15 décembre 2017, avec le titre suivant : Les années expérimentales d’André Derain