Art moderne

Le monde fabuleux de Max Ernst

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 avril 2005 - 1526 mots

Né en Allemagne où il a grandi, Max Ernst a déroulé une grande partie de sa carrière artistique à Paris et aux États-Unis. C’est pourquoi le Met de New York lui consacre ce printemps une exposition rétrospective. Peintures, sculptures, collages, photomontages et assemblages, l’art de Max Ernst a puissamment contribué à qualifier le caractère hybride de la modernité.

Dans un paysage mi-diurne, mi-nocturne, qu’éclaire difficilement un astre en forme de roue et dont les rares maisons sont envahies par une étrange végétation, le peintre a figuré un couple, soigneusement habillé, qui semble être en route pour une sortie. Curieusement, l’homme qui porte un couvre-chef en tient un autre de sa main gauche, juste au-dessus de sa tête, comme s’il venait de se découvrir pour saluer. Au premier plan sur la droite, l’artiste a peint un arbuste dont les branchages grimpent à la verticale du tableau en l’envahissant ; à sa base gît un oiseau. Curieux tableau en vérité où la nuit le dispute au jour, l’étrange au familier, le féerique à l’inquiétant et le vivant au mortifère. Chapeau à la main, chapeau sur la tête (ill. 4), tel est le titre de ce tableau de Max Ernst, peint vers 1913, l’une des toutes premières œuvres de sa carrière, étonnamment emblématique de tout son univers. Tout y est déjà en place : le décor, l’atmosphère, les éléments narratifs. Toute sa vie, le peintre ne cessera de jouer de ces composants, ce qui conduira Henry Miller à dire que l’art de Max Ernst nous entraîne « du fabuleux à un réel invisible et terrifiant ».

Une jeunesse éclairée
Sous-titrées Tissu de vérité, tissu de mensonges, les Notes pour une biographie que Max Ernst a lui-même rédigées en plusieurs temps, les remaniant sans cesse jusqu’à sa mort, en disent long sur la vie et sur l’œuvre d’un artiste qui visait à faire une « peinture au-delà de la peinture ». Né le 2 avril 1891 à Brühl, en Allemagne, une petite bourgade de la province rhénane, à mi-chemin entre Cologne et Bonn, Max Ernst – qui est mort en 1976, la veille de son quatre-vingt-cinquième anniversaire – était issu d’une famille modeste. S’il tient de son père le goût de la peinture – peintre « de tout cœur » et professeur « de son métier » dans une école pour enfants sourds-muets –, c’est à son hypersensibilité, à son sens de la liberté et à sa vision tout à la fois émerveillée et angoissée du monde qu’Ernst doit d’avoir construit l’œuvre singulière qui est la sienne. À la source, Ernst raconte comment, adolescent et aîné devant donner l’exemple mais ne supportant pas l’idée de devoir, il n’avait qu’une seule préoccupation, celle de « voir clair ». De 1909 à 1913, Ernst poursuit des études de littérature, de philosophie et de poésie, puis s’intéresse à un certain « art brut », curieux d’explorer les « terrains vagues et dangereux situés aux confins de la folie ». L’artiste en herbe fréquente alors le milieu de l’art et adhère au cercle de la Jeune Rhénanie où la spontanéité était de rigueur. En 1914, sa rencontre à Cologne avec Hans Arp marque non seulement le début d’une amitié indéfectible mais l’entraîne dans l’aventure dada qui éclôt deux ans plus tard, même si la Grande Guerre le retient encore « en plein merdier pendant quatre ans ».

Dada et le surréalisme
Dès 1919, Ernst participe à l’ouverture d’une maison dada à Cologne. À côté d’œuvres d’artistes analphabètes, de malades mentaux et de dilettantes, à côté d’objets trouvés, il y expose tout un lot de collages qui font scandale. Il est taxé de supercherie, de pornographie et d’outrage aux bonnes mœurs. L’aventure dada est en route ! Elle conduit l’artiste à s’imposer comme l’une des figures les plus importantes du mouvement, Ernst multipliant les inventions plastiques et gagnant la sympathie des autres foyers dada, notamment celui de Paris où André Breton l’invite à exposer à la librairie Au Sans Pareil en 1921. Mêlant peinture, dessin, collage et photomontage, ses « peintopeintures » – Le Prépuce galactomètre, Le Limaçon de chambre, La Grande Roue orthochromatique – révèlent un monde incongru fait de rencontres et de télescopages d’images, tantôt organiques, tantôt mécanomorphes ; ses peintopeintures paraissent comme sorties du plus profond de son inconscient. Si celles-ci sont très mal accueillies par la critique, Ernst gagne en revanche l’amitié des artistes et des écrivains parisiens, plus particulièrement celle d’Eluard. Il décide alors de s’installer à Paris, vivant de petits boulots et déclinant toute une production picturale hétérogène constituée de sujets symboliques et oniriques qui ne manquent pas d’enthousiasmer Breton, auteur en 1924 du Manifeste du Surréalisme. Ainsi d’Ubu Imperator (1923, ill. 5) dont la figure instable, monumentale et dérisoire toupie humaine, occupe une perspective vide, solaire, à la De Chirico. Son invention en 1925 de la technique du frottage, qui lui est suggérée par le transfert à la mine de plomb sur papier des images latentes des lattes d’un parquet, le conduit à l’édition d’un port­folio de trente-quatre planches d’une fabuleuse Histoire naturelle, qui fonde sa réputation.

Des images hallucinées
Si la série des mystérieuses Forêts que l’artiste perçoit comme pétrifiées dans une vision nocturne en est la suite naturellement peinte, celle des Monuments aux oiseaux, non moins étrangement aérienne, est à mettre au compte de la dynamique insufflée par Breton, en quête de sujets qui révèlent la part enfouie de l’innommable. À l’instar par exemple de cette Vierge corrigeant l’enfant Jésus devant trois témoins, A.B., P.E. et l’artiste (1926, ill. 6) qu’exécute Ernst dans cette période. Emprunté au registre thématique de la pietà, le tableau de Max Ernst qui transforme ici la contemplation langoureuse en un châtiment énergique exprime la révolte contre le Dieu patriarcal, celle œdipienne contre le père, ainsi que les plaisirs sexuels de la fessée.
Au début des années 1930, l’apparition de la figure de Loplop, le supérieur des animaux, qui n’est autre que son double, permet à Max Ernst de prendre ses distances avec les visions provoquées dans une mise en abyme de son travail. Son célèbre collage intitulé Loplop présente Loplop (1931), qui ne figure ni l’artiste, ni l’oiseau mais un créateur sans visage qui joue avec l’univers, en témoigne. Son œuvre se développe alors en différentes séries d’hallucinations visuelles d’une histoire et d’une géographie humaines en défection, menacées par la prolifération de végétations et de créations biomorphiques. Tel Couple zoomorphe en gestation (1933) montre une humanité fantastique en déliquescence, telle série de Jardins gobe-avions (1935) des paysages arides où toute vie semble mourir, telles Jungles ou Villes entières (1936-1938) une nature comme à l’aube du premier âge. Dans le même temps, Ernst découvre dans le travail de la sculpture l’occasion d’une autre forme d’expression à laquelle il se consacrera volontiers. Elle lui permet de donner corps à toutes ces figures qui le hantent, qu’elles soient drôles, émouvantes ou cocasses, comme ses célèbres Asperges de la lune (1935). À la fin des années 1930, l’artiste qui rompt avec les surréalistes se montre surtout sensible aux rumeurs du monde extérieur et ses Anges du foyer (1937) sont prémonitoires du danger qui le menace, tout comme sa vision nauséeuse de L’Europe après la pluie (1940-1942, ill. 10) aborde le drame d’une situation internationale qui va le contraindre à l’exil.

L’exil en Amérique et le retour en France
Max Ernst quitte la France en 1941 pour aller s’installer à New York. Il y fait la connaissance de Peggy Guggenheim avec laquelle il se marie. L’une des toutes premières œuvres qu’il exécute – Le Surréalisme et la Peinture (1942) – où il utilise la technique du dripping trouve alors un écho immédiat auprès de la jeune génération américaine qui le choie et le porte aux nues. Sa rencontre avec Dorothea Tanning, de dix-neuf ans sa cadette, porte un coup fatal à son couple : il l’épouse en 1946, prend la citoyenneté américaine et s’installe dans l’Arizona. Max Ernst développe son œuvre la nourrissant ici et là de quelques nouvelles pièces majeures comme cet ensemble sculpté dit Le Capricorne (1948, ill. 9), fait de tout un monde de sirènes, de sphinx, de divinités tutélaires et de têtes de chevaux et de hiboux. Sa peinture connaît alors un certain retour à la couleur et à une lumière plus paisible qui lui sont suggérées par le paysage des Rocheuses, comme l’illustre cette Colline inspirée (1950) tout d’ocre flamboyante.
En 1953, Ernst décide finalement de revenir en France et le couple s’installe à Paris. C’est l’époque de la reconnaissance. Invité l’année suivante à la Biennale de Venise, Max Ernst remporte le Grand Prix de peinture. Toujours curieux d’expérimenter différentes techniques, il multiplie les effets de matière, de destructuration de la surface, d’écriture indéchiffrable, et ses œuvres deviennent de vrais paysages de science-fiction. Max Ernst nous invite alors à porter sur le monde la même vision cosmique que lui. Mundus est fabula (1959) note le peintre en titre de l’un de ses tableaux : le monde est fable. Quelques années plus tard, il en exécute un autre, tout aussi radieux, et l’intitule Le Monde des naïfs (1965). Comme s’il s’agissait de souligner qu’ils étaient les seuls à y voir finalement le plus clair.

« Max Ernst : a retrospective », NEW YORK (États-Unis), The Metropolitan Museum of art, The Tisch Galleries, 1000 Fifth Avenue at 82nd Street, tél. 100 82 01 98, www.metmuseum.org, 7 avril-10 juillet.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°568 du 1 avril 2005, avec le titre suivant : Le monde fabuleux de Max Ernst

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