PARIS
Brosser le portrait de l’Italie à travers les siècles depuis l’Antiquité, tel fut le projet fou du marquis Campana au XIXe siècle avec sa prodigieuse collection. Une passion qui le conduisit à sa perte.
Le marquis Campana a été arrêté ! L’émoi est à son comble. Son arrestation au matin du 28 novembre 1857 fait la une des journaux romains. Giampietro Campana, archéologue de renom, célèbre pour sa prodigieuse collection, la plus grande du XIXe siècle, est aussi le directeur du prestigieux Monte di Pietà à Rome et un entrepreneur hors pair, qui investit dans le faux marbre comme dans le développement des chemins de fer. Bref, cet homme de 49 ans est l’une des plus brillantes figures de la société romaine. Il n’en sera pas moins condamné à la prison pour sa gestion douteuse du mont-de-piété, qui est alors la banque de dépôt des finances pontificales. Partout à Rome, on le surnomme il povere marchese, « le pauvre marquis », raconte l’historien Jean-Luc Dousset dans sa passionnante biographie, Giampietro Campana, la malédiction de l’anticomane [éditions Jeanne d’Arc, 2015]. Car le peuple juge la peine particulièrement sévère, pour un homme qui a certes mêlé intérêts publics et privés, tout en notant soigneusement chacun des « emprunts » faits pour enrichir sa collection d’œuvres ou d’objets rares et précieux. Complot fomenté par ses ennemis dans les couloirs du Vatican ? Ou juste retour de bâton pour un anticomane emporté par sa passion ? Un peu des deux sans doute. Toujours est-il que sa collection sera saisie par le gouvernement pontifical et vendue à son profit. Le tsar Alexandre II en acquerra de nombreux chefs-d’œuvre pour l’Ermitage, et Napoléon III la majeure partie, aujourd’hui conservée au Louvre et dans de nombreux musées français. C’est à cette collection, réunie pour la première fois depuis 1861, qu’est consacrée l’actuelle exposition du Louvre « Un rêve d’Italie : la collection du marquis de Campana ».
La terrible et sublime histoire de Giampietro Campana commence dès le berceau. C’est là sans doute que ce rêveur aux allures d’Icare contracte le virus de la passion pour l’Antiquité et les arts. Son père, qui fut avant lui directeur du mont-de-piété, collectionne les monnaies antiques. Quant à son grand-père, Giampietro ne l’a pas connu, mais on lui raconte ses aventures, ses expéditions et ses fouilles à Ostie ou à Rome, dont le jeune garçon peut admirer les merveilleux objets rapportés. En 1815, la mort fauche son père – le petit Giampietro n’a pas sept ans. Et elle lui ravit sa mère huit ans plus tard. Ainsi, à 15 ans, le jeune homme, qui étudie dans le plus prestigieux établissement de Rome, le Collegio romano, entre en possession des biens familiaux et devient autonome. Dès la fin des années 1820, il entreprend ses premières fouilles. En 1833, le brillant jeune homme devient directeur du mont-de-piété, comme le fut son grand-père, puis son père.
Une success storyà l’italienne ? Sans doute. Mais non sans sa part d’ombre. De fait, la nomination du tout jeune homme à ce poste prestigieux suscite la jalousie. Celle, en particulier, de l’ambitieux cardinal Antonelli qui destinait ce poste à son frère. Pendant plus de vingt ans, sans doute, il attend une faille qui lui permettra de faire sonner l’heure de sa vengeance… Mais pour l’heure, il doit ronger son frein. Le marquis Campana réussit tout ce qu’il entreprend. Durant les dix premières années de sa carrière de directeur du mont-de-piété, son administration est exemplaire. Il redonne son éclat à l’institution et la dote d’un institut de crédit moderne.
Mais c’est bien l’Antiquité qui, au-delà de toute autre activité, continue de faire battre son cœur. Le marquis Campana en recherche avec passion les vestiges – à Ostie, puis à Rome, à Tusculum, près de Frascati, à Véies ou à Cerveteri. Là, il découvrira, par exemple, le Sarcophage des époux, chef-d’œuvre de l’art étrusque conservé au Louvre, les plaques de terre cuite peinte qui portent désormais son nom, les plus beaux vases grecs qui étaient achetés par les Étrusques, des armes en bronze, mais aussi des merveilles de figurines ou des bijoux qui inspireront les plus grands joailliers. « Le marquis n’avait qu’à frapper la terre du pied et aussitôt surgissaient, lisses et brillantes, sans fissures et sans brèches, des vases précieux, camées, pierres gravées, scarabées, colliers, bracelets, strigiles et bustes », raconte alors le chroniqueur Jacques Doucet.
Mais, malgré cette chance insolente, l’appétit du marquis Campana s’avère insatiable. Pas question pour lui de se contenter des trésors qu’il découvre, aussi merveilleux soient-ils : il s’alimente aussi sur les marchés de Rome, Naples ou Florence. Une pièce d’exception est découverte en Italie ou en Grèce ? Elle est aussitôt proposée au marquis. Et ce dernier rachète également des collections entières. « À cet égard, le marquis Campana, qui ne possède pourtant pas une fortune colossale, incarne l’avènement du capitalisme appliqué au patrimoine ; il est toujours prêt à l’enrichir et, éventuellement, à en vendre certaines pièces », observe Laurent Haumesser, conservateur au département des Antiquités grecques, étrusques et romaines au Musée du Louvre et co-commissaire de l’exposition « Un rêve d’Italie ».
Ces objets, Giampietro Campana les expose dans différents lieux de Rome : dans sa résidence familiale, la villa de Saint-Jean-de-Latran – qui abrite principalement ses marbres antiques et que vient visiter toute l’élite européenne, curieuse de cette collection mentionnée dans tous les guides de Rome –, au Monte di Pietà, où il a également des appartements, ainsi qu’au palais du Corso, acheté après son mariage.
Son mariage ? En effet, le 12 janvier 1851, à 43 ans, le marquis a pris femme. L’élue est une personne de la très haute bourgeoisie anglaise, âgée d’une trentaine d’années, Emily Rowles. Sa famille a tissé des liens forts avec le futur Napoléon III, qu’elle a aidé à s’évader de sa prison du fort de Ham en 1846. En 1851, le couple Campana lui envoie une somme importante pour le soutenir dans son projet de coup d’État. L’empereur ne l’oubliera pas, et Emily Rowles n’hésitera pas à se tourner vers lui lorsque, quelques années plus tard, son époux sera condamné à 20 ans de réclusion.
Est-ce Emily qui incite Giampietro Campana à diversifier sa collection dans les années 1850 ? On l’ignore. « Toujours est-il que le marquis commence alors à s’intéresser aux écoles de peinture italiennes, aux sculptures ou encore aux majoliques… », relève Françoise Gaultier, directrice des Antiquités grecques, étrusques et romaines du Louvre et co-commissaire de l’exposition. Son rêve de créer un « musée de l’Italie » prend ainsi une dimension nouvelle, car il s’agit plus que jamais pour le marquis de Campana d’exprimer à travers sa collection une histoire de l’art de l’Italie. Un projet culturel et artistique, mais aussi « éminemment politique », explique Laurent Haumesser, car le marquis a beau être attaché au pape, il partage néanmoins avec les révolutionnaires italiens le rêve du « Risorgimento », c’est-à-dire de la réunification d’une Italie alors divisée en nombreux États. Et c’est ce rêve d’Italie que doit donner à voir, aussi, sa collection, qui « brosse le portrait de l’Italie depuis l’Antiquité », d’après Laurent Haumesser.
Lorsque cette collection est saisie par le gouvernement pontifical pour être dispersée en 1861, le rêve fou du marquis vole en éclat. Lorsque sa fortune s’est révélée insuffisante pour financer sa collection, Campana a profité de sa position de directeur du mont-de-piété pour s’octroyer des prêts colossaux. Certes, il a noté toutes les sommes dont il est redevable, avec précision, et il ne les a pas utilisées pour son enrichissement personnel – il est ruiné ! « Par ailleurs, l’administration pontificale était au courant de sa gestion », relève Françoise Gaultier. Mais le cardinal Antonelli, devenu secrétaire du pape, tient enfin l’occasion de se venger. Le piège s’est refermé.
Est-ce Napoléon III, dont les troupes françaises assurent la protection des terres pontificales, qui intervient à la demande d’Emily Browles et obtient la commutation de sa peine de prison en exil perpétuel des terres pontificales ? C’est probable. Toujours est-il que le marquis errera désormais à travers l’Europe. Et, surtout, sa prodigieuse collection sera saisie par les États pontificaux.
Les grandes nations rivalisent pour en acquérir les pièces exceptionnelles. En 1861, l’Angleterre achète une sélection de sculptures modernes. La Russie jette surtout son dévolu sur des marbres et des vases antiques. « En s’enrichissant de l’énorme collection Campana […], le Musée de l’Ermitage a pris tout à coup une dimension européenne », observe en 1865 l’écrivain russe Dmitri Grigorovitch dans sa Promenade à l’Ermitage. Napoléon III s’empresse aussitôt d’en acquérir la partie la plus importante, soit 11 835 objets et 646 tableaux. Les Parisiens se pressent pour admirer la collection, d’abord exposée au Palais de l’industrie, dans l’éphémère Musée Napoléon III, avant d’être à nouveau dispersée entre le Louvre en 1863, qui en expose aujourd’hui plus de 1 200 pièces dans ses salles, et 90 musées français.
Le marquis Campana n’en est pas pour autant guéri de sa passion. Il ne put résister à l’envie d’aller voir sa collection à Paris. En contemplant ses vases, ses bas-reliefs, ses terres cuites, « il se revoit tout à coup debout au milieu de ses chantiers de fouilles, à Cerveteri, Vaterre, dans Rome même », imagine Jean-Luc Dousset dans sa biographie du marquis. Le voilà qui retrouve aussi ses sculptures du Moyen Âge, ses madones de la Renaissance, ses faïences, ses majoliques, son rêve d’Italie…
Ce n’est qu’après l’évacuation des troupes françaises et le rattachement des territoires pontificaux au nouveau royaume d’Italie en 1870 que le marquis Campana peut à nouveau fouler le sol romain. Il ne se rend cependant à Florence qu’après la mort d’Emily, en 1875. La veille de sa propre mort, le 10 octobre 1880 à l’âge de 72 ans, l’inconsolable marquis prépare encore son procès contre l’administration du mont-de-piété pour récupérer la différence entre la somme procurée par la vente de sa collection et la dette qu’il devait rembourser, soit 900 000 écus. Mais son heure de gloire est passée. La nécrologie de celui qui fut le plus grand collectionneur du XIXe siècle se résume dans les journaux italiens à quelques lignes.
L’exposition du Louvre
On ne l’espérait presque plus. Et pourtant, grâce à la collaboration du Louvre et de l’Ermitage, plus de 500 œuvres de la collection Campana venues de France, de Russie, du Royaume-Uni et d’Italie sont réunies pour la première fois. Une occasion unique de découvrir le portrait de l’Italie brossé par ce passionné d’Antiquité, défenseur de l’unité italienne au XIXe siècle. L’exposition s’articule autour des catalogues de la collection – douze « cataloghi » rédigés par le marquis pour répertorier les objets de son « rêve d’Italie », organisés en huit « classes » d’antiques (vases, bronzes, bijoux et monnaies, terres cuites, verres, peintures, sculptures et objets de curiosité) et quatre « classes » modernes (peintures avant 1500, peintures après 1500, majoliques et sculptures). Au fil du parcours dans ce musée imaginaire de Campana, on (re)découvre des chefs-d’œuvre – le Sarcophage des époux comme la Bataille de San Romano de Paolo Ucello – comme les primitifs italiens aujourd’hui exposés au musée d’Avignon ; on s’émerveille de ses vases antiques comme des objets du quotidien exhumés par le marquis et l’on se pique de curiosité pour les verres comme pour les majoliques. Quant au catalogue, très riche, il fait le point sur les recherches consacrées à cette prodigieuse collection paradoxalement peu étudiée.
Marie Zawisza
« Un rêve d’Italie : la collection du marquis Campana »,
jusqu’au 18 février 2019. Musée du Louvre, rue de Rivoli, Paris-1er. De 9 h à 18 h, sauf le mardi. Le mercredi et le vendredi jusqu’à 21 h 45. Tarif : 15 €. Commissaires : Françoise Gaultier, Laurent Haumesser, Anna Trofimova, Françoise Barbe, Marc Bormand, Dominique Thiébaut, Dominique Vingtain. www.louvre.fr
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Le marquis Campana, la chute d’un grand anticomane
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°719 du 1 janvier 2019, avec le titre suivant : Le marquis Campana, la chute d’un grand anticomane