MONTREAL / CANADA
Alors que la France célèbre Napoléon et Alexandre Dumas, la fièvre épique gagne Montréal : grâce à Marc Fumaroli, de l’Académie française, professeur au Collège de France, une exposition sur le siècle de Richelieu, mêlant littérature, peinture, sculpture, architecture, gravure et histoire du goût enthousiasme les Canadiens, mais ne viendra pas à Paris.
Qu’on parle mal ou bien du fameux Cardinal, Ma prose ni mes vers n’en diront jamais rien :
Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal,
Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien. »
Pierre Corneille, en composant ce quatrain après la mort de Richelieu, le 4 décembre 1642, exprime bien l’ambiguïté des relations qu’entretenait le « fameux Cardinal » avec le monde des arts et les sphères intellectuelles. Certes, jamais la France n’avait été aussi douée : le « Siècle de Richelieu », comme l’explique Marc Fumaroli dans un très brillant essai qui ouvre le catalogue de l’exposition, préfigure le siècle de Louis XIV. Le « siècle des saints » fut aussi le siècle des artistes. C’est, dans le même pays et à la même époque, l’éclosion, inexplicable car simultanée, de Philippe de Champaigne, Simon Vouet et Nicolas Poussin, Georges de La Tour et Jacques de Bellange, les frères Le Nain, Jacques Callot, la construction du Palais-Cardinal à Paris et du superbe château de Richelieu, la chapelle de la Sorbonne surmontée du dôme de Jacques Lemercier, la multiplication des écoles artistiques provinciales, signes d’une fertilité extraordinaire dans tous les domaines de la création. L’image d’un cardinal mécène vient immédiatement à l’esprit. Même sans Versailles, le Grand Siècle aurait été le Grand Siècle. Grâce à Richelieu ? La question mérite d’être posée.
Le goût de la gloire et de la grandeur
Philippe de Champaigne ne signe pas moins de 24 portraits du puissant ministre, dont le rouge chef-d’œuvre du Louvre, en 1640, le visage représenté sous trois angles dans le tableau conservé à la National Gallery de Londres et, le plus beau sans doute, le profil du Musée des Beaux-Arts de Strasbourg, image parfaite de l’acuité politique, de la finesse et de l’esprit du personnage. En 1640-41, par l’intermédiaire d’un collaborateur dont on entendra reparler, Jules Mazarin, le Bernin sculpte le buste aujourd’hui au Louvre.
Pourtant, l’antipathie des artistes pour Richelieu est réelle. Et l’indifférence de Richelieu pour les arts assez bien constatée. Le chef-d’œuvre de Bernin, jugé peu ressemblant, fut oublié à Notre-Dame de Paris où on le reconnut en 1910. Corneille ne lui pardonne pas d’avoir suscité contre son chef-d’œuvre « la querelle du Cid », Rubens, choyé par Marie de Médicis, a été disgracié par l’homme rouge. En symétrie, le Cardinal qui régnait sur cette France qui n’eut jamais autant d’artistes dans ses rangs, n’a pas de vrai « goût » personnel, sinon celui de sa propre gloire et de la grandeur du royaume. Aussi incroyable que cela paraisse, il ne daigna jamais se rendre dans l’immense château et dans la ville de Richelieu (aujourd’hui presque entièrement détruits), où il possédait des collections et des trésors qu’il ne vit sans doute jamais de ses propres yeux. Imagine-t-on Louis XIV faisant édifier Versailles pour ne jamais s’y rendre, François Ier ne sentant pas qu’il doit voir ce que ses architectes ont fait à Chambord ? L’homme d’Eglise se méfiait du beau, le hobereau de province n’aimait que la poudre et le fracas des boulets lancés sur les Huguenots. Sur le balcon de l’escalier, à Richelieu, les Esclaves de Michel-Ange se tordaient comme des trophées : offerts par le duc de Montmorency, avant d’être décapités à Toulouse, par ordre du cardinal, ils symbolisaient un triomphe politique remporté sur la haute noblesse – et sans doute pas le goût hypothétique d’un cardinal – collectionneur pour l’art italien. Dans la Galerie des hommes illustres du Palais Cardinal, on trouve bien sûr des chefs-d’œuvre de Champaigne et de Vouet – qui donna des leçons de dessin au roi, mais que le cardinal n’aimait pas. Le sens que leur ordonnateur devait leur donner n’était sans doute pas, d’abord, artistique. Sous le portrait imaginaire de l’abbé Suger (1081-1151), conseiller du roi Louis VII, par Simon Vouet (Nantes, Musée des Beaux-Arts), un distique latin proclame : « Un usage ancien fait que des prêtres arrivent aux affaires, mais à lui on confia avec succès la charge d’un royaume ». Tout le paradoxe est là. Marc Fumaroli explique parfaitement ce double-jeu qui peut surprendre : « Richelieu était peut-être sourd à la musique, aveugle aux arts, infirme en poésie, il était trop intelligent et trop bon politique pour négliger ce que ces ornements trompeurs pouvaient ajouter à l’éclat de son personnage public, à l’intimidation de son action militaire et à la grandeur du royaume dans l’ordre de l’esprit. »
Un esthète malgré lui
Titulaire de « l’évêché le plus crotté de France », celui de Luçon, issu d’une famille de la plus obscure noblesse, parvenu par son génie au sommet du pouvoir, Richelieu semble n’aimer en réalité que Champaigne, le plus austère et le plus intellectuel des peintres, le seul pour qui la peinture ne soit pas un exercice mondain et vain, consistant à jouer d’« ornements trompeurs ». S’il fait venir Jacques Callot de Nancy, c’est pour commémorer par la gravure le glorieux siège de La Rochelle. S’il lance le commerce d’estampes de la rue Saint-Jacques, ce n’est pas par amour de la gravure, mais pour créer un instrument de sa propagande. De même pour l’Imprimerie royale et la politique du livre dont Maxime Préaud, conservateur à la B.N.F, retrace, à l’occasion de cette exposition, l’histoire méconnue. Richelieu, dans le domaine des arts, n’est pas l’Italien Mazarin, qui, avant de mourir, parcourait une dernière fois la galerie où il avait rassemblé ses collections en murmurant « Il faut quitter tout cela ».
L’exposition permet de découvrir ces « artistes de Richelieu », qui méritent d’être réhabilités et qui firent du cardinal un esthète malgré lui. Jacques Linard (1600-1645), par exemple, auteur d’une Nature morte aux coquillages et au corail, peintre d’une quarantaine d’œuvres dont Les cinq Sens du Louvre (où figure une aiguière portant les armoiries familiales des Plessis-Richelieu, « d’argent à trois chevrons de gueules »). Au centre, le rouge du corail évoque le sang du Christ : ce cabinet de curiosité est aussi un microcosme où l’animal et le minéral se confondent, un lieu de méditation sur la création du monde. Claude Deruet (1588-1660), artiste de Nancy, ordonnateur des fêtes de la cour de Lorraine, dont les complexes compositions, L’Eau et Le Feu, proviennent du château de Richelieu et ont été vues par Jean de La Fontaine. Chatoyantes fêtes, pleines de musiques et de couleurs, où la silhouette du cardinal – qui devait peu se plaire à ces divertissements – apparaît en robe rouge, immédiatement reconnaissable sur le fond blanc d’un paysage de glace ou dans la nuit du feu d’artifice. Mais c’est pour l’appartement de la reine que ces tableaux sont conçus et le prélat, bon politique, choisit de plaire à la souveraine – tout en rappelant que même au milieu d’un fulgurant carrousel, en pleine fête, rien ne se fait que par son ordre – et qu’un geste de lui pourrait tout interrompre. A Montréal, on redécouvre d’autres « artistes de Richelieu », qui ne sont pas de « petits maîtres » : Jean Lemaire, présent à l’exposition avec deux étranges vues d’architectures devant lesquelles on ne peut pas ne pas penser à Giorgio De Chirico, mérite de sortir de l’ombre de Poussin où il se tint trop longtemps caché.
Cette exposition fera date. Voulue par Guy Cogeval, le directeur français du Musée des Beaux-Arts de Montréal, elle aurait parfaitement complété la remarquable exposition du Grand Palais « Un temps d’exubérance. Les arts décoratifs au temps de Louis XIII », la plus courageuse entreprise scientifique menée cette année par les musées de France – et dont le catalogue, monument d’érudition, marquera lui aussi une étape dans la connaissance du XVIIe siècle. Pourquoi faut-il se rendre dans ce beau pays cousin, où Richelieu évoque d’abord un affluent du Saint-Laurent, pour comprendre une page essentielle de notre histoire ? Les gardes du cardinal seraient-ils toujours craints au pays des mousquetaires ?
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Le Cardinal des Arts
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°541 du 1 novembre 2002, avec le titre suivant : Le Cardinal des Arts