À Lodève, les toiles de Gleizes et Metzinger témoignent d’une histoire élargie des cubistes dans un parcours généreux et éclairé.
L’ historiographie a longuement étudié la relation entre Georges Braque et Pablo Picasso, leurs échanges et l’émulation qui les a guidés vers l’invention du cubisme. Rassemblés sous le terme de « suiveurs » ou de « mineurs », les artistes moins connus de ces années d’intenses réflexions sont souvent relégués sur des cimaises secondaires.
Le Musée de La Poste à Paris et le Musée de Lodève (Hérault) ont remis en lumière l’autre grand duo du cubisme : Albert Gleizes (1881-1953) et Jean Metzinger (1883-1956) à l’occasion du centenaire de la parution, en 1912, de leur ouvrage commun Du « cubisme ». Après un passage au Musée de La Poste à l’été 2012, l’exposition « Gleizes-Metzinger, du cubisme et après » arrive à Lodève enrichie de quelques belles toiles. Le parcours, chronologique, déroule le travail des deux artistes avant 1911, pour apprécier des œuvres de jeunesse aux racines très différentes, jusqu’à la naissance de la Section d’or et son esthétique cubiste. Les œuvres d’Herbin, Villon, Lhote ou Marcoussis montrent les subtilités qui se dégagent de chacune des peintures, et étendent la notion du cubisme. Enfin, les trajectoires des deux peintres après la Première Guerre mondiale sont analysées grâce à quelques œuvres bien choisies.
Il est aujourd’hui difficile de présenter ces deux artistes en France. « La plupart de leurs œuvres sont dans des collections américaines ou allemandes, la France les délaisse un peu, explique Ivonne Papin-Frastik, commissaire de l’exposition lodévoise. La dernière exposition monographique de Metzinger remonte à 1956 ». L’exposition, parfaitement construite, place le visiteur au cœur d’une peinture en constant questionnement, entre théorie et pratique.
Vers la simplification
Jean Metzinger débarque à Paris à l’âge de 20 ans, après une jeunesse exécrée à Nantes : « La société nantaise avait décidé de ne s’ouvrir à rien ni à personne, et il en résultait pour chacun de ses membres un état mental que le commun appelle fort justement : la bêtise noire », écrira-t-il plus tard dans ses Souvenirs. Sa vie parisienne est tout autre : à Montmartre, il rencontre Max Jacob et Apollinaire, découvre Picasso. Rapidement il délaisse ses premières œuvres aux tendances néo-impressionnistes des années 1906-1907 pour se tourner vers une construction mathématique de l’espace, avec une palette beaucoup plus restreinte. Mais déjà, la volonté de systématiser et de formaliser l’acte de peinture est sensible. De son côté, Albert Gleizes se montre beaucoup plus attaché au motif. Dans l’atelier de son oncle, Prix de Rome en 1875, il peint de petits tableaux impressionnistes. Mais c’est par le dessin qu’il approche la simplification des formes et l’importance de la ligne : Paris, les quais (1908, Fondation Albert Gleizes) est un petit lavis d’encre où la construction se fait plus raisonnée. Avec la Section d’or qui réunit quelques-uns des penseurs de la nouvelle peinture, Henri Le Fauconnier, Jacques Villon et son frère Raymond Duchamp-Villon, André Lhote et Kupka, les deux hommes vont essayer de définir une théorie du cubisme moins restreinte que celle de Braque et Picasso.
Lors du Salon des indépendants de 1911, leur salle fait scandale et ils deviennent célèbres. 1912 est une année charnière pour ces artistes, qui affirment leurs théories et leurs subtilités. Les Moissonneurs, tableau d’anthologie peu connu de Gleizes (1912, coll. part.), illustre à la lettre les théories du cubisme. Les ouvriers agricoles scandent la toile tandis que leurs faux rompent les lignes droites. Courbes et lignes donnent les lignes de force, tandis que les correspondances de couleurs rythment l’espace : le jaune du blé vibre intensément sur une palette assourdie. Metzinger suit sa propre route en proposant un curieux Cycliste au vélodrome d’hiver (1912-1913, coll. part.) où l’iconographie futuriste se mêle à une gamme chromatique très acidulée tout en gardant un vocabulaire méticuleusement cubiste. À leurs côtés, chacun des cubistes de la Section d’or expérimente selon sa manière propre. Herbin suit le chemin qui le mènera vers l’abstraction totale, Survage a déjà des accents surréalistes, Henry Valensi y livre sa vision du « musicalisme » dans une étonnante Sainte Sophie (1913, Galerie des Modernes, Paris) déjà loin des préceptes cubistes.
Gleizes spirituel
1914 vient sonner le glas de ces expérimentations insouciantes. Brièvement mobilisés, Gleizes et Metzinger ne suspendent leurs activités de peinture que très peu de temps. De la guerre, Metzinger tire un impressionnant Soldat jouant aux échecs (1915-1916, Chicago), une toile rare et magistrale dans la concordance des formes et des couleurs. Gleizes, réformé et dorénavant à l’abri de problèmes financiers grâce à son mariage, part se réfugier aux États-Unis. Perspective (Port) (1917, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid) montre son aspiration à la monumentalité et le goût pour l’abstraction qui l’animera les années suivantes. Après guerre, le chemin des deux hommes ne se croisera plus en peinture. Gleizes, formellement inspiré par Delaunay, et en proie à une spiritualité exacerbée, peuple d’une iconographie religieuse les tableaux monumentaux des années 1930-1940 aux compositions de couleurs claires et aux arabesques élégantes. Jean Metzinger, tenté par le surréalisme, finit, sans doute forcé par son marchand, par reprendre des compositions cubistes dans les années 1940. Deux trajectoires opposées que le parcours expose avec élégance.
Commissariat : Ivonne Papin-Drastik, directrice du Musée de Lodève
Direction du catalogue : Josette Rasle, commissaire scientifique, Musée de La Poste
Nombre d’œuvres : env. 80
jusqu’au 3 novembre, Musée de Lodève, square Georges-Auric, 34700 Lodève, tél. 04 67 88 86 10, www.museedelodeve.fr, tlj sauf lundi, 9h-19h, le mardi jusqu’à 22h du 23 juillet au 27 août. Catalogue, coéd. Musée de Lodève/Beaux-Arts de Paris, 196 p., 25 €.
Jean Metzinger, Soldat jouantaux échecs , 1916, huile sur toile,The David and Alfred SmartMuseum of Art, Université deChicago. © Photo : D.A.S.M.A, Universityof Chicago.
Albert Gleizes, Paris, les quais ,1908, Fondation Albert Gleizes, Paris. © Photo : Jean Bernard.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°395 du 5 juillet 2013, avec le titre suivant : L’autre duo du cubisme