PARIS
La Maison d’Amérique latine donne à voir la production artistique des descendants d’esclaves guyanais dans la première moitié du XXe siècle, et un aperçu de l’art actuel.
Paris. Peu de Français connaissent l’expression « esclaves marrons », qui désigne les esclaves rebelles des XVIIIe et XIXe siècles en Amérique latine. Après un bref renouveau dans les années 1990 grâce au collectif de rap Neg’ Marrons, ce terme d’origine espagnole a disparu du récit national. La gageure pour les commissaires de l’exposition était donc de proposer une approche non ethnologisante de ces communautés issues des anciens esclaves. Pari plutôt réussi, car les salles de la Maison d’Amérique latine alternent œuvres contemporaines et documents d’archives : Geneviève Wiels et Thomas Mouzard ont ainsi choisi des gravures de la fin du XVIIIe siècle pour illustrer l’imaginaire européen qui entourait les esclaves marrons, et les rapports de force locaux. Les commissaires rappellent que « gouvernements coloniaux et planteurs les considèrent comme des ennemis. Marroner est considéré comme un crime ».
À l’époque où le mythe du « bon sauvage » se répand en France et où Voltaire publie Candide, les esclaves opprimés se défont de leurs chaînes, leur fuite étant facilitée par la topographie locale. « Les plantations étaient toutes perpendiculaires au fleuve, et les esclaves fuyaient vers le fond des parcelles, dans la forêt », précise Geneviève Wiels devant une carte du fleuve Maroni. Ils y ont fondé des communautés autogérées pour mener des actions de « guérilla » contre le pouvoir central, à l’image de leurs cousins du Suriname, que les Hollandais tentèrent d’éradiquer dans les années 1790 sans succès.
La création contemporaine « marron » reste imprégnée de ces épisodes historiques transmis par la tradition orale, en parallèle de techniques artisanales spécifiques. Si la jeune génération pratique plutôt la photographie et l’art textile (Karl Joseph, Gerno Odang, Shirley Abakamofou), les anciens restent fidèles à la peinture et à la sculpture. Ces œuvres suivent des codes graphiques précis, dans une palette chromatique resserrée. Selon Antoine Dinguiou, artiste guyanais, « l’initiation à ces codes se fait en famille au sein de la communauté, et parfois en autodidacte. Le vert symbolise la nature, le bleu l’univers, le jaune le soleil, le blanc la pureté et le noir les “Marrons” ». Sculptures et peintures s’organisent en motifs entrelacés abstraits, là encore très codifiés : « Les entrelacs respectent des règles, il doit y avoir une symétrie entre le haut et le bas de l’œuvre, et chaque courbe a un sens précis. » Inspirés des décorations de maisons traditionnelles des communautés de « Marrons », ces motifs sont devenus un langage artistique à partir des années 1980, alors que les revendications politiques se multipliaient en Guyane.
Si la question identitaire surgit derrière certaines œuvres, c’est sous l’aspect de la transmission de la mémoire plus que du militantisme. Les liens avec l’Afrique en revanche restent ténus dans l’exposition, en dehors des vitrines consacrées aux expéditions ethnologiques de Paul Sangnier et Jules Caille : peignes à longues dents, objets rituels et calebasses évoquent l’Afrique de l’Ouest, terre d’origine des esclaves. Ces pièces prêtées par le Quai Branly rappellent que la Guyane a été considérée comme une terre coloniale, sans histoire propre, jusqu’aux années 1950.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°593 du 8 juillet 2022, avec le titre suivant : L’art des esclaves rebelles, un héritage lourd de sens