En tissant un dialogue entre tapisseries baroques et œuvres antiques, le Musée Rath de Genève revisite nos classiques.
GENEVE - Quoi de moins exaltant, peut se dire le néophyte, qu’une présentation de tapisseries du XVIIe siècle, fussent-elles de grande qualité… Le Musée Rath de Genève renouvelle pourtant avec brio l’approche en confrontant une série de tentures baroques mettant en scène des empereurs romains avec des pièces archéologiques (intailles, monnaies, bustes) et des moulages qui leur sont rattachés. De ce dialogue inédit et savoureux, naît un parcours érudit qui offre des clefs de compréhension aux visiteurs qui auraient oublié leurs rudiments de latin…
Mais davantage qu’une simple leçon d’histoire, l’exposition pose avec pertinence la question des modèles et de la réception de l’Antique au cœur du XVIIe siècle. Ainsi, quel était l’état des connaissances des artistes et des commanditaires ? De quelles sources visuelles et littéraires disposaient les fabricants d’images ? Quelles vertus morales et politiques prêtait-on à ces empereurs romains dont les hauts faits n’étaient pourtant guère exempts de fureur et de sang ? Soit autant d’interrogations passionnantes qui taraudent le visiteur face à ces gigantesques machines théâtrales d’une fraîcheur stupéfiante. Il faut dire que les tapisseries du Musée d’art et d’histoire de Genève viennent de faire l’objet d’une remarquable restauration effectuée dans les ateliers De Wit à Malines, en Belgique. Sortis des réserves pour l’occasion (ils n’ont pas été montrés au public depuis 1949 !), ces morceaux de bravoure tissés de fils d’or et d’argent surprennent par leur flamboiement baroque, la richesse de leur palette chromatique. Créées, pour la plupart, par des lissiers flamands, les tapisseries séduisaient en effet les collectionneurs européens par leur caractère précieux et mobile, et constituaient le summum du raffinement en termes de décors d’intérieurs. Il faut ainsi imaginer les longues tentures déployées sur les murs épais des riches demeures pour jouer, tout à la fois, le rôle d’isolant contre le froid et de rempart contre l’ennui…
L’Antiquité comme idéologie
Car il y a bel et bien un côté « péplum » dans ces compositions peuplées de scènes de batailles héroïques, remplies du fracas des armes et des sanglots des vaincus ! Sacrifiant à une Antiquité de fantaisie (qu’elles soient censées représenter Rome ou Jérusalem, les villes sont de savoureux « copier-coller » des ruines découvertes à l’époque), reflétant la permanence des modèles et des sources iconographiques (le fantôme du bel Alexandre le Grand hante encore toutes les mémoires), les tapisseries du XVIIe siècle sont donc un formidable miroir de l’époque à laquelle elles ont été créées. Oscillant entre exactitude historique et fantasmes, cette évocation de l’Antiquité n’obéissait, en fait, qu’à un seul but : véhiculer des messages politiques et moraux à l’attention des hommes et des femmes du XVIIe siècle qui avaient le loisir de les contempler. C’est donc à travers ce double prisme – esthétique et idéologique – qu’il convient de décrypter ces « fragments de discours textiles ». Prêtées par la Fondation Toms Pauli (qui a pour mission de conserver, d’étudier et de mettre en valeur les collections textiles léguées à l’État de Vaud par le collectionneur anglais Reginald Toms), quatre tapisseries décrivent ainsi avec force détails le geste héroïque des empereurs romains Titus et Vespasien : ceux qui ont maté la rébellion juive sont ici érigés en modèle de bravoure. Doit-on reconnaître dans cette figure de femme éplorée la représentation de la reine Bérénice, immortalisée à la même époque par les vers de Racine ? On est en droit de le supposer…
Ailleurs, c’est l’épopée de Scipion l’Africain qui est narrée dans ce magnifique ensemble de quatre tapisseries commandé aux meilleurs ateliers de Bruxelles par un certain Luis de Benavides, marquis de Caracena, gouverneur général des Pays-Bas espagnols. Rappelons qu’à l’époque de Rubens, les artistes, les cartons comme les commanditaires circulaient à travers toute l’Europe… Mais le clou de l’exposition est, sans conteste, cette extraordinaire tenture représentant l’histoire de l’empereur Constantin déroulée sur pas moins de sept tapisseries ! Passé à la postérité sous l’épithète glorieuse de « Grand », le souverain incarnait aussi aux yeux des hommes du XVIIe siècle la figure idéale du premier « roi chrétien ». Bel exemple d’appropriation idéologique…
Jusqu’au 2 mars 2014, Musée Rath, Place Neuve, Genève, Suisse, mardi-dimanche 11h-18h, nocturne jusqu’à 20h le deuxième mercredi du mois, tel 41 (0) 22 418 33 40, www.ville-ge.ch/mah. Catalogue, Éditions 5 continents, 192 pages, 170 illustrations, 39 €.
Commissaires : Marielle Martiniani-Reber, conservatrice des collections d’arts appliqués, collections byzantine et post-byzantine aux Musées d’art et d’histoire ; Matteo Campagnolo, conservateur du Cabinet de numismatique aux Musées d’art et d’histoire ; Giselle Eberhard Cotton, commissaire externe, conservatrice de la Fondation Toms Pauli
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L’Antiquité brodée par les baroques
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Abonnez-vous dès 1 €Vespasien et Titus acclamés, tapisserie de la Tenture de l’Histoire de Titus et Vespasien, Bruxelles, manufacture de Gerard van Peemans, laine et soie, 380 x 407 cm. © Fondation Toms Pauli. Photo : Cédric Bregnard.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°404 du 3 janvier 2014, avec le titre suivant : L’Antiquité brodée par les baroques