Flâner sur les boulevards, s’évader à la plage et aller au caf’conc’ : à la fin du XIXe siècle, les citadins et les artistes ont découvert les joies du temps libre.
Le Cannet (Alpes-Maritimes). Dans la première salle, une citation d’Émile Zola, tirée du petit texte La Banlieue (1878 pour la première parution), montre la découverte des loisirs par les Parisiens au XIXe siècle. Et, non seulement certains dimanches « cinq cent mille personnes […] se rendaient à la campagne », comme le relate l’écrivain, mais beaucoup d’autres prenaient du bon temps en arpentant les boulevards, fréquentaient les cabarets, les cirques ou les théâtres et, pour les plus nantis disposant de plus de temps, partaient pour le bord de mer. C’est cette nouvelle sociabilité que présente la commissaire, Véronique Serrano, conservateur en chef du Musée Bonnard, à travers environ 70 œuvres, du postimpressionnisme à la Belle Époque, dont beaucoup sont conservées en collections privées.
Dix-sept huiles et papiers de Pierre Bonnard (1867-1947) dont Le Jardin de Paris (1896-1902, voir ill.), une toile de très grand format qui n’avait pas été exposée depuis 1946, figurent en bonne place dans l’exposition. Le peintre s’est intéressé à tout : cabarets, théâtres, cirques, canotage, courses hippiques, lutte foraine et même patinage. Le parcours permet aussi de découvrir des artistes moins célèbres comme Auguste Chabaud (1882-1955) dont Véronique Serrano est une spécialiste.
On sait comment les impressionnistes se sont approprié les scènes de plage et quel attrait ils ont eu pour les bords de rivière et le canotage. Parmi leurs successeurs, Ker-Xavier Roussel est l’auteur d’une toute petite huile sur toile, Le Pêcheur (1890-1891, voir ill.). Il y montre avec le synthétisme des Nabis un homme de dos tenant une canne à pêche au bord d’une rivière. À la même période, au Tréport, Léon Pourtau construit une Scène de plage (1890-1893) tout aussi méditative, reprenant le pointillisme de Georges Seurat ainsi que la pose de certains des personnages d’Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte (1884) de ce peintre. Une atmosphère sereine que l’on retrouve dans l’aquarelle En canot d’Eugène Delâtre (1904). En total contraste et avec un humour féroce, La Baignade à Étretat de Félix Vallotton (1899) montre un enfant en train de se noyer et un baigneur affligé d’un terrible coup de soleil sur le nez.
De plaisir aristocratique, les courses sont devenues aussi un loisir bourgeois décrit par Bonnard dans le triptyque Les Courses à Longchamp (1897). Les enfants avaient aussi leurs montures : dans Le Manège aux chevaux de bois de Louis Valtat (vers 1895), une petite fille tourne tristement le dos au carrousel à l’arrêt. Quant à Louis Anquetin, il a saisi dans le beau pastel Femme dans une calèche (1889) une femme du monde observant les équipages, peut-être aux Champs-Élysées. Le peintre était assidu aux spectacles des boulevards. Disparue longtemps (au point qu’on a cru qu’elle n’avait jamais été achevée), sa grande toile L’Intérieur de chez Bruant : Le Mirliton (1886-1887) montre la célèbre danseuse La Goulue entourée d’artistes dans le cabaret de Pigalle.
Beaucoup plus que les guinguettes pour les impressionnistes, les théâtres, cabarets et cafés-concerts ont été, pour les artistes de cette période, des lieux de plaisir, d’inspiration et de travail, puisqu’ils pouvaient parfois en assurer la publicité. Ce fut le cas d’Henri de Toulouse-Lautrec dont on peut voir la magistrale huile sur carton La Loge au mascaron doré (1893). Une gouache et pastel, Au café-concert d’Henri-Gabriel Ibels (1892-1893), montre le public bigarré dont s’occupent un garçon et une serveuse tandis qu’en arrière-plan le pianiste entretient le brouhaha et la chanteuse s’évente, assise sur scène en attendant la reprise. Encore trop méconnu, Ibels est l’auteur de l’émouvant petit portrait Yvette Guilbert (vers 1894) où transparaît la légendaire présence sur scène de la chanteuse aux gants noirs. Illustrateur, il a souvent représenté cette célébrité, mais aussi les clowns Footit et Chocolat (vers 1895) et le monde du cirque. Un univers que fera également sien son cadet, Auguste Chabaud, pendant sa période fauve : French Cancan (1907-1912), Le Moulin de la Galette (vers 1908-1909), Le Cirque (1907-1912) et Orchestre tzigane (vers 1907-1912) rendent honneur à ce talent singulier. Cette section permet aussi de découvrir d’autres artistes tels Albert André et Louis Abel-Truchet.
À tout seigneur, tout honneur : le parcours se conclut avec Le Jardin de Paris (1896-1902), superbe toile de Bonnard réapparue très récemment et dont l’historique reste à approfondir. On sait qu’elle a appartenu au marchand Ambroise Vollard à partir de 1902. Dans l’excellent catalogue de l’exposition, Véronique Serrano présente le dossier : s’agit-il de l’œuvre commandée par le marchand pour la décoration de sa salle à manger ? Selon le titre, le lieu est un parc d’attractions qui se trouvait au bas des Champs-Élysées, déclinaison du Moulin Rouge doté, comme lui, d’un bar huppé. Au regard de sa technique, la commissaire date l’œuvre de 1902 et elle veut croire que l’énigmatique personnage placé au centre est Joseph Oller, propriétaire du Jardin de Paris et « véritable génie en matière de divertissement parisien », qui a pu commanditer le tableau avant que Vollard ne l’acquière.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°617 du 22 septembre 2023, avec le titre suivant : La société de loisirs à Paris au tournant du siècle dernier